Pouvez-vous définir l’approche et la vision curriculaire qui sous-tend l’ouvrage ?
J.P. Véran : L’imaginaire scolaire dominant en France pense l’école à partir des programmes scolaires, et non à partir de l’élève. Adopter une vision curriculaire, c’est partir, pour penser l’école, de ce que les élèves y apprennent effectivement, de leur expérience scolaire concrète, en classe et en dehors d’elle, et se demander en quoi ce qu’ils y apprennent et ce qu’ils n’y apprennent pas contribue à former des personnes et des citoyen.ne.s capables de faire société, et d’y affronter les défis de ce siècle de transitions majeures. Les programmes scolaires tels qu’ils sont ne peuvent résoudre en rien l’incapacité actuelle de notre école à tenir la promesse de liberté, d’égalité et de fraternité. Comme Paul Langevin, nous pensons en effet que c’est « non par les cours et les discours mais par la vie et l’expérience » que se forment les futurs citoyens. Nous souhaitons donc libérer la réflexion sur l’École des angles morts qui la caractérisent : les savoirs enseignés ne sont pas immuables, ils doivent faire sens par rapport aux finalités de l’École républicaine, on ne peut plus accepter que les faux semblants de « l’égalité des chances » ou de la « méritocratie républicaine » et de « l’école sanctuaire » servent de paravent à une école foncièrement injuste, ségrégative.
Vous parlez d’« école commune en trompe-l-œil» et plaidez de la construire par « le partage des savoirs », c’est-à-dire ?
R.Malet : L’école commune est le pilier de l’idéal républicain français, mais elle reste une fiction si les inégalités produites par l’éducation ne conduisent pas à interroger ce commun projeté et la sincérité des politiques pour en faire une réalité. Or, cet idéal se heurte de fait à la réalité des carrières scolaires. Les évaluations internationales placent régulièrement la France parmi les pays de l’OCDE où l’école est la plus inégalitaire, avec des résultats faibles et des écarts qui se creusent, tant sur le plan social que sur celui du genre (TIMSS encore récemment). Si l’appropriation inégale des contenus scolaires selon l’origine des élèves est documentée, que ce soit sous l’angle de la critique ou celui plus pragmatique des conditions de la compensation des écarts, il est moins courant de questionner le rôle des politiques des savoirs dans cette situation, et d’en appeler à leur réévaluation. C’est ce que nous proposons, en partant d’abord de constats connus : le système éducatif français perpétue un tri qui alimente quasi-mécaniquement les inégalités sociales, sous couvert de méritocratie républicaine. Les écarts de performance entre établissements s’accentuent, tandis que l’orientation des élèves reste très déterminée socialement. Cette situation engendre un sentiment d’injustice qui fragilise la cohésion sociale. Les conséquences de cette fragmentation sont lourdes, tant sur le plan social qu’économique, alimentant le sentiment de déclassement. Il représente qui plus est un gaspillage considérable de potentiels et de talents.
Pour faire vivre sincèrement l’idéal républicain, n’est-il pas temps de redéfinir ce « commun » éducatif non seulement comme un socle mais comme un horizon partagé, un projet qui soit à la fois dynamique et attentif à une diversité-ressource, et moins fasciné par un idéal unitaire finalement exclusif ? Notre ouvrage rassemble des contributions qui visent d’abord à dépasser la déploration, pour passer de l’abstraction d’un commun projeté, à une réalité vécue, partagée, qui se construit toujours sur des lieux. Les expériences existent, ici et ailleurs, qui permettent de faire de l’école un lieu de construction du commun, capable de s’adapter aux défis contemporains, qui prend appui sur la diversité des élèves autant que celle des territoires, tout en préservant ses valeurs cardinales.
Si l’on ne repense pas ce commun de façon pragmatique comme un horizon et un projet à la fois partagé et ancré, qui fait de la diversité une richesse et non un obstacle, la défiance envers l’école de la République alimentera de plus en plus un « sauve-qui-peut » généralisé, qu’illustre d’ailleurs la croissance des établissements hors contrat. Cela menace simplement l’idéal républicain d’une école commune, auquel il ne faut surtout pas renoncer parce qu’il a été dévoyé par les politiques publiques. C’est bien par une exigence démocratique et républicaine que l’école française peut renouer avec sa mission première : être le creuset d’une société plus juste et solidaire.
L’école pour apprendre à vivre en société, qu’est-ce qu’on doit y apprendre ?
J.P. Véran : Je crois que le propos de Paul Langevin que j’ai évoqué dans ma première réponse indique une direction essentielle. L’école doit proposer aux élèves de multiples occasions de faire l’expérience de la vie sociale et démocratique : pratiquer l’empathie au quotidien, plutôt que des « cours d’empathie », vivre régulièrement des situations de coopération collective plutôt que de compétition individualiste pour la meilleur note ou la meilleure orientation, ne prépare-t-il pas à une société où la fraternité et l’égalité ne sont pas que des mots mais des valeurs incarnées ? L’essentiel est donc que notre nation réponde d’abord à la question : quelle société voulons-nous instituer par notre École publique ?
Si nous voulons une société d’auto-entrepreneurs de leur vie, fondée sur la réussite individuelle, acceptant l’inégalité sociale comme conséquence naturelle de l’inégalité des talents, il ne faut rien changer à l’actuelle politique des savoirs qui choisit d’imposer à toutes et tous un régime d’apprentissages où certains savoirs ne sont proposés qu’à quelques uns au lieu de l’être à tous par préjugés : pas de gestes professionnels pour les élèves qui réussissent, pas de philosophie pour ceux de l’enseignement professionnel. Mais si nous voulons une société solidaire, fondée sur la coopération et l’engagement de chacun pour le bien collectif, ouverte sur le monde et la diversité des cultures, respectueuse du vivant, il faut revoir complètement la hiérarchie actuelle des savoirs scolaires, transformer en profondeur l’expérience des professeurs et des élèves, la conception même des espaces et des temps scolaires, de la formation et du recrutement des personnels, de la gouvernance éducative. Plus globalement, nous devons passer d’une école des savoirs académiques cloisonnés à une école du savoir relation qui cultive la relation entre les savoirs, la relation à soi, aux autres, à la cité et au vivant.
Pour faire vivre cette école commune, on commence par transformer quoi ?
R.Malet: L’école française se trouve selon nous à un carrefour, confrontée à des défis complexes qui justifie une réévaluation collective, pas seulement experte mais citoyenne, de sa capacité à actualiser le projet qui la fonde comme institution. Il ne s’agit pas d’en appeler à moins, mais à « mieux » de savoirs. C’est faire fausse route d’en appeler, choc après choc, à toujours plus de cours et d’école, quand il faudrait surtout penser au « mieux d’école » : celle-ci reste par exemple marquée par un temps de face-à-face pédagogique très élevé et un taux d’encadrement supérieur à la moyenne de l’OCDE. Sur la base d’expériences, on interroge par exemple la pertinence d’une norme nationale en matière d’organisation du temps scolaire, l’assouplissement du temps scolaire permettant un accompagnement plus personnalisé. Un temps scolaire qui ne permet pas la personnalisation, c’est l’assurance du développement du marché du soutien scolaire, qui est le creuset des inégalités entre les familles qui peuvent y avoir recours et les autres.
On sait bien que le statut d’EPLE crée une certaine autonomie de principe, mais le cadrage national des programmes et des dotations horaires, mais aussi l’administration des ressources humaines, rendent difficile cet assouplissement pourtant nécessaire. Construire les conditions du commun, c’est moins uniformiser par des normes et des programmes, que penser l’accessibilité des savoirs en référence à des besoins et des ressources. Tous les mots d’ordre d’inclusion, de bien-être, de confiance ne coûtent pas bien cher si on ne prend pas sincèrement en charge ces questions.
Pour cela, la mixité sociale reste un défi majeur, qui doit concerner toutes les écoles soutenues par la puissance publique, quand la ségrégation sociale que reflète la composition des établissements alimente les stratégies d’évitement de certaines familles et accélère la privatisation de l’éducation.
Penser l’offre d’éducation en incluant dans cette réflexion les contenus scolaires, c’est évidemment un enjeu dont doivent se saisir les territoires. Ils le font avec succès quand on leur en donne les moyens, mais cela suppose de les soutenir dans la construction d’alliances éducatives autour de contenus qui sont souvent de grandes réussites, et qui sont documentées.
La rigidité des programmes et la verticalité de leur conception sont donc des aspects qui méritent d’être examinés. C’est ce que plusieurs contributions éclairent aussi, souvent dans une perspective élargie à d’autres pays. Une approche plus souple, axée sur des objectifs plutôt que sur des programmes détaillés, offre plus d’autonomie aux équipes pédagogiques. Cette flexibilité permet une meilleure adaptation aux territoires et aux besoins des élèves. La question de l’évaluation est également centrale pour construire du commun. Le système actuel, focalisé sur la notation individuelle, gagnerait à promouvoir une vision plus coopérative de l’apprentissage pour préparer les élèves à la complexité du monde contemporain.
Enfin, une école commune, publique ça va de soi, c’est une école qui ne réduit pas le commun à un socle mais en fait un horizon de vie que l’école prépare, au-delà d’elle-même, en ne confondant pas l’idéal du bien commun et vision uniforme des contenus scolaires, car c’est cette fiction qui nourrit les frustrations et fragmente la société. Est-il enfin pensable de projeter une école de la République qui rassemble et fédère plutôt qu’elle ne trie, qui cultive la coopération plutôt que la compétition, et qui prépare réellement tous les élèves à agir dans un monde complexe ?
Propos recueillis par Djéhanne Gani
