« Je voudrais aussi que la philosophie soit une pratique plus coopérative et vivante » lance Edwige Chirouter dont l’ouvrage A quoi pense la littérature de jeunesse ? des enfants, des questions, des histoires vient d’être publié. Philosophe de terrain, elle nous propose un voyage entre recherches et mises en pratique, et livre des clés pour se lancer en philosophie avec les enfants. Elle en rappelle les enjeux politiques de lutte contre le relativisme, d’éducation à l’esprit critique. « Pourquoi on ne peut pas faire tout ce qu’on veut ? », « Pourquoi y a des gens racistes ? », « Pourquoi on meurt ? » sont des questionnements philosophiques menés dans le cadre des recherches sur les ateliers de pratiques philosophiques avec les enfants et adolescents. Pour elle, « la philosophie avec les enfants peut pirater un peu le système en bouleversant la tradition et en y insufflant plus de sens et de vivacité ». Plus qu’un plaidoyer, elle propose un ouvrage à la fois théorique et pratique pour la philosophie avec les enfants. Le Café pédagogique s’entretient avec elle.
A qui s’adresse votre ouvrage « A quoi pense la littérature jeunesse ? ». Est-il une invitation pour les professeurs à la pratique de la philosophie ?
J’espère que c’est surtout un livre pour tout le monde, parents, éducateurs au sens large, professeurs de tous les niveaux et disciplines, pour tous ceux et celles qui s’intéressent au monde de l’enfance et qui souhaitent accompagner les enfants, les élèves dans leurs questionnements à la fois existentiels (la mort, le bonheur, l’amour) mais aussi politiques et éthiques (la justice, la liberté, la violence). J’ai déjà écrit plusieurs manuels très pratiques destinés au monde enseignant ou des articles et ouvrages pour le monde de la recherche. A quoi pense la littérature jeunesse ? est, je l’espère, un ouvrage qui peut parler à tous ceux et celles qui ont n charge l’éducation des enfants et adolescents et qui pensent que nous avons collectivement un devoir éthique et politique d’aiguiser leur esprit critique, leur ouverture d’esprit et de leur transmettre la joie de lire, de penser et de discuter ensemble.
« La littérature pour apprendre à philosopher » écrivez-vous, quel lien entre littérature et philosophie ?
Je travaille depuis plus de 20 ans sur la démocratisation de la philosophie dès le plus jeune âge et dans tous les milieux (écoles, bibliothèques, prisons) car rappelons qu’en France la philosophie est réservée aux élèves des classes Terminales des lycées généraux et technologiques mais pas professionnels (où elle n’est proposée qu’en option depuis peu). Il faut donc, inventer, expérimenter, bricoler, de nouvelles façons d’enseigner la discipline car les tout petits ne peuvent évidemment pas avoir un accès direct aux auteurs ou autrices classiques de la philosophie, et inutile de faire des cours magistraux en CP ! La littérature est ainsi une merveilleuse médiation car les fictions nous offrent des expériences de pensée à la fois ludiques, vivantes et profondes pour penser et éclairer le monde : on peut s’imaginer invisible avec la cape d’Harry Potter et questionner ainsi le bien et le mal ou la liberté, on peut s’imaginer à la place de Cyrano et se demander si le mensonge est parfois nécessaire en amour, etc. La littérature met aussi une bonne distance affective pour penser les questions délicates, les personnages servant de médiation entre moi et le monde. Pour les parents, aborder la question de la mort, de la violence ou de l’injustice par exemple, à partir d’une histoire permet un dialogue plus apaisé et serein car moins en prise direct avec la réalité ou le vécu – même si la fiction bien sûr y fait écho.
Vous avez une démarche très pragmatique, vous naviguez entre théorie et pratique. Dans un contexte de développement d’atelier philo, vous revenez sur des idées fausses et donnez quelques conseils, lesquels ?
Il ne faut pas confondre l’atelier de philosophie avec un atelier de parole libre. La philosophie exige une rigueur intellectuelle, une volonté de démêler le vrai du faux, le tolérable de l’intolérable. En ce sens, les ateliers de philosophie dès l’école primaire sont un levier pour lutter contre le relativisme : on y apprend à aiguiser sa pensée en la soumettant à l’examen critique. L’enseignant joue un rôle déterminant dans l’animation de ces moments de réflexion collective pour permettre aux élèves non seulement de parler mais surtout de penser ! Les ateliers de philosophie se distinguent aussi de l’éducation aux valeurs car les questions qui y sont travaillées sont infiniment problématiques (Y a-t-il des violences légitimes ? Qu’est-ce qu’une vie réussie ?) et elles ne peuvent pas être résolues par une seule et unique réponse. La philosophie – en plus de lutter contre le relativisme – s’attaque donc aussi à toute forme de dogmatisme : à la fois on ne peut pas dire tout et n’importe quoi (relativisme des opinions) et en même temps il n’y a pas une seule réponse unique possible. C’est dans cette belle et riche complexité que s’exerce la philosophie dès le plus jeune âge et pour toutes et tous.
Pour parler de la philosophie avec les enfants, vous parlez de « pratique pirate ». Pouvez-vous expliquer cette formule ?
J’utilise cette expression parce que petite j’étais très amoureuse d’Albator ! Blague à part, comme la philosophie reste une discipline très élitiste et considérée hélas encore par beaucoup comme hermétique, il me semble que la philosophie avec les enfants peut pirater un peu le logiciel de l’enseignement traditionnel et classique : en mettant plus l’accent sur la pratique, les discussions, la coopération intellectuelle, les exercices, la médiation d’autres supports que les textes académiques – comme les albums jeunesse, la Bd, mais aussi le cinéma, les séries, les chansons, etc. Je ne critique pas forcément le modèle de l’évaluation de la philosophie en Terminale car la dissertation écrite par exemple est un exercice très exigeant et formateur mais il devrait être vraiment accessible à toutes et tous grâce à un entrainement beaucoup plus précoce. De même que l’utilisation de la « Pop culture » ne se substitue pas à la transmission des classiques mais au contraire offre des ponts pour permettre à tous et tous de les découvrir et d’y accéder. Je voudrais aussi que la philosophie soit une pratique plus coopérative et vivante. J’aime beaucoup un mot de Montaigne qui appelait de ses vœux dans ses Essais à une philosophie « folâtre » ! Et n’oublions pas non plus que l’histoire de la philosophie en occident commence par un banquet ! La philosophie avec les enfants peut donc pirater un peu le système en bouleversant la tradition et en y insufflant plus de sens et de vivacité.
Quels sont les liens entre la philosophie et l’enfance ?
Tous les parents ou éducateurs savent que les enfants sont dans une expérience philosophique fondamentale, celle de « l’étonnement devant le monde ». Aristote disait déjà que la capacité de s’étonner était la source de toute forme de pensée. A 3 ou 4 ans, les enfants nous posent des questions tellement profondes, déroutantes et complexes, et aujourd’hui nous avons aussi pour les accompagner dans cette quête de sens tout un continent extraordinairement riche d’albums jeunesse qui abordent avec beaucoup d’intelligence et de poésie ces grandes questions. Loin d’être mièvre et moralisatrice, la littérature jeunesse contemporaine est d’une grande portée poétique et philosophique.
La philosophie à l’École, c’est donc possible, mais pour vous également nécessaire, pourquoi ?
L’enjeu est à la fois éthique pour reconnaitre l’enfant comme un sujet, une personne à part entière qui se pose des questions sur le monde et qui a besoin d’être accompagnée dans sa quête de sens. Et puis bien sûr l’enjeu est profondément politique : aiguiser dès le plus jeune âge l’esprit critique, la pensée complexe, le dialogue interculturel, lutter contre le relativisme et le dogmatisme. Il est nécessaire d’offrir aux jeunes enfants – de tous les milieux et classes sociales – ce que Hannah Arendt appelait des « oasis de pensée » car n’oublions pas que selon cette même philosophe « c’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal »…
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Edwige Chirouter, à quoi pense la littérature de jeunesse ? Des enfants, des questions, des histoires. L’école des lettres, Paris, janvier 2025.
