« Le constat est aujourd’hui sans appel : la ségrégation qui existe dans les établissements scolaires ne relève ni d’une impression, ni d’un fantasme ». Dans cette tribune, Yannick Trigance adresse à la ministre Elisabeth Borne le vœu pour 2025 d’une école de la mixité sociale et scolaire, véritable enjeu et défi civique pour notre République. Le conseiller régional Ile-de-France rappelle les enjeux de la ségrégation et les leviers relevant de la décision politique, mais aussi de la responsabilité des familles, pour lutter contre celle-ci.
« Notre système éducatif souffre d’un entre-soi qui se banalise et qui prospère »
Le mois de janvier est habituellement le mois des « vœux ». Aussi c’est bien volontiers que l’on profitera de cette période pour en adresser un à la nouvelle ministre de l’éducation nationale Elisabeth Borne : qu’elle se saisisse d’un enjeu et un défi pour notre école de la République – et au-delà pour notre société – : celui de la mixité sociale et scolaire, totalement ignoré depuis 2017.
Le constat est aujourd’hui sans appel : la ségrégation qui existe dans les établissements scolaires ne relève ni d’une impression, ni d’un fantasme. Elle est vécue au quotidien par les élèves, leurs familles et l’ensemble de la communauté éducative. Notre système éducatif souffre d’un entre-soi qui se banalise et qui prospère, renforçant un élitisme plus social que républicain, malgré tout l’engagement de nos enseignant.es.
L’État lui-même y contribue fortement avec un financement inéquitable qui transforme les inégalités sociales en inégalités scolaires. Au sein de nos établissements, mixité sociale ne signifie pas automatiquement mixité scolaire du fait des options – classes bilangues, européennes, langues rares… – qui, pour préserver l’attractivité des établissements publics, organisent souvent une forme de ségrégation active.
La mise en place récente des Indices de Position Sociale – IPS – a incontestablement permis d’instaurer une transparence et une clarification révélant notamment le tri implacable organisé par l’enseignement privé sous contrat – majoritairement catholique – qui, financé à hauteur de 75 % sur les deniers publics sans aucun contrôle de l’État, refuse publiquement tout quota, rattachement à la carte scolaire ou affectation obligatoire des élèves.
« Un véritable enjeu de cohésion sociale et une problématique particulièrement sensible et cruciale »
Accepter et garantir une réelle mixité sociale et scolaire à l’école s’inscrit donc dans un véritable projet de société dont le postulat consiste à offrir à chaque enfant les mêmes conditions de scolarisation, indépendamment de son histoire, de ses origines ou de son lieu d’habitation. Il s’agit également d’un véritable enjeu de cohésion sociale et d’une problématique particulièrement sensible et cruciale, dans un contexte où une logique de choix s’accélère, en même temps que s’accroissent l’impact de l’école sur la carrière de l’individu et le « consumérisme scolaire ».
Comment faire de l’altérité et du vivre-ensemble la pierre angulaire d’une citoyenneté effective si la réalité quotidienne des établissements entretient une logique inégalitaire fondée sur la ségrégation sociale et scolaire, contredisant alors les principes élémentaires de l’école républicaine ? Travailler à plus de mixité sociale, c’est porter un projet de société où chacun.e trouve sa place dans une école où l’éducabilité de chaque jeune reste une certitude et où l’Autre est vécu comme une source d’enrichissement personnel, à rebours de l’entre-soi et du séparatisme social : c’est l’un des piliers sur lequel nous devrions construire tout projet politique – au sens premier du terme – pour les temps à venir.
« Volontarisme absent des politiques éducatives développées depuis 2017 »
Affirmons-le haut et fort : cet objectif de mixité sociale et scolaire est possible à la condition de mettre en place un certain nombre de leviers qui relève d’un volontarisme absent des politiques éducatives développées depuis 2017 et que la nouvelle ministre Elisabeth Borne ne peut ignorer.
Chacun le sait aujourd’hui : l’enseignement privé contribue pour un tiers à la ségrégation sociale entre établissements et la concentration des élèves favorisés dans le privé est en forte augmentation. Depuis une quinzaine d’années, le privé voit sa composition sociale devenir de plus en plus favorisée. La part des élèves issus de catégories sociales dites très favorisées est passée de 30% au début des années 2000 à 41%, quand, dans le même temps, la part des élèves dits défavorisés est passée de 24% à 16%
Avec 2 millions d’élèves scolarisés dans 7500 établissements – dont 96% gérés par l’église catholique -, ce sont 10 milliards par an dont 8 milliards provenant de l’Etat qui tombent dans les caisses des Organismes de Gestion de l’Enseignement Catholique. Aujourd’hui le privé sous contrat est ainsi financé à hauteur de 75% sur des fonds publics – Etat et collectivités -, une situation quasiment unique au monde, qui plus est s’affranchissant délibérément de la loi selon la désormais célèbre formule du Comité National d’Action Laïque : « L’argent tout de suite, les objectifs plus tard, la contrainte jamais ».
« Il s’agit d’encadrer la liberté de choix au nom de l’intérêt général afin de préserver la mixité sociale »
Il est donc nécessaire de soumettre les établissements privés à cet effort de mixité sous différentes formes possibles suggérées dans le rapport « Grande pauvreté et réussite scolaire « de Jean-Paul Delahaye de mai 2015, par exemple au travers de l’élaboration de chartes signées localement par les établissements privés et les autorités académiques pour favoriser la mixité scolaire.
Par ailleurs le rapport de la Cour des Comptes sur l’enseignement privé sous contrat de juin 2023 mentionne très explicitement la nécessité d’impliquer l’enseignement privé pour une politique efficiente de mixité sociale : renforcement du contrôle administratif et pédagogique, instauration de critères pour moduler les moyens financiers accordés, mise en place de contrats d’objectifs et de moyens entre les établissements privés, l’Etat et les collectivités.
Chacun l’aura compris : il s’agit d’encadrer la liberté de choix au nom de l’intérêt général afin de préserver la mixité sociale. Cela passe par une régulation de l’offre, en veillant à ce que le secteur privé ne renforce ni l’entre-soi, ni l’individualisme, ni un accompagnement des élèves en difficulté dont la méthode consiste d’abord et avant tout à les exclure pour les renvoyer vers l’enseignement public.
La mixité sociale et scolaire ne peut ni ne doit être une option : c’est pourquoi l’État doit s’engager résolument sur tous les territoires en faveur de la mixité conformément à l’article L.111-1 du code de l’éducation. Or convenons qu’à ce jour le niveau local est plus volontariste que le niveau national. Les dispositifs et autres projets ne font pas une politique éducative qui seule est à même de poser dans le temps et dans l’espace un cadre stabilisé, pérenne, unifiant et structurant et qui réponde aux besoins en termes d’instances locales de concertation et de partenariat.
« L’Etat doit porter et piloter nationalement cette politique de mixité »
Des solutions existent qui ont fait leurs preuves là où elles sont appliquées, parmi lesquelles on retiendra notamment : le renforcement du cadrage législatif et règlementaire national en faisant du principe de mixité sociale un axe prioritaire dans les programmes d’intervention du Ministère, le soutien aux politiques éducatives locales de mixité sociale à l’école, l’articulation des politiques de mixité avec celles de l’éducation prioritaire et de la ville dont les Cités éducatives, le rôle d’impulsion et de régulation de l’État pour corriger les déséquilibres entre territoires, l’accompagnement et la formation des équipes pédagogiques à la question de l’hétérogénéité et de la diversité, la mise en place d’une liaison école/collège, un accompagnement scientifique pour faire émerger un consensus sur les solutions qui donnent des résultats et qui peuvent ensuite être reproduites ailleurs…
Afin d’assurer à tous l’égal accès à des établissements scolaires de qualité sur tout le territoire, l’Etat doit porter et piloter nationalement cette politique de mixité sous peine d’exclure de cette politique des territoires qui en ont absolument besoin, en lien très étroit avec les collectivités territoriales. Commençons par tordre le cou à une vieille antienne que certains exploitent à longueur de temps : les parents démissionneraient de leurs responsabilités. Si pour certains un rappel de leurs responsabilités est plus que nécessaire, pour autant rarissimes sont les parents qui ne souhaitent pas que leur enfant réussisse.
La pression grandissante d’une société de plus en plus axée sur la compétition génère une anxiété, voire une angoisse chez une très grande majorité de parents qui n’ont alors qu’une préoccupation : que leur enfant trouve à l’école les conditions qui lui permettent de réussir. Conscientes de l’importance de la réussite scolaire et face au démantèlement progressif mais bien réel de notre système d’enseignement public sous l’effet de politiques éducatives gangrénées par un libéralisme sans frein, les familles essaient d’offrir à leurs enfants le meilleur environnement possible soit en déménageant, soit en optant pour l’enseignement privé, soit enfin en essayant d’obtenir une dérogation.
« Beaucoup de familles craignent terriblement un nivellement par le bas »
Beaucoup de familles craignent terriblement un nivellement par le bas si leur enfant se retrouve avec une proportion plus forte d’élèves défavorisés, synonyme de résultats scolaires potentiellement moins bons. Or bien des études montrent que si les élèves avec un bon niveau scolaire ne sont pas pénalisés par la mixité au sein de la classe, les élèves les plus faibles scolairement bénéficient sensiblement de cette mixité. Rassurer les parents constitue bien un enjeu majeur comme confirmé dans les Actes des rencontres nationales « Mixité sociale à l’école : des moyens pour agir » publiés en février 2022 : « l’expérience prouve que si on garantit à ces parents d’origine sociale favorisée une offre publique d’éducation de qualité, dans un climat scolaire sécurisé, ils préfèreront dans leur grande majorité le collège public de leur secteur. Il en est de même pour les parents de milieux populaires, qui se mobilisent autour du parcours scolaire de leur enfant et qui ont fait le choix d’éviter un collège de secteur ségrégué et à l’image dégradée. »
La mixité est la condition même d’une véritable école de la République : c’est donc bien sûr un enjeu scolaire mais au-delà, un véritable enjeu de société qui relève d’un indispensable volontarisme politique. L’école doit donc œuvrer à la construction de la société de demain et pour cela la République doit elle-même tenir ses promesses, notamment cette promesse de l’éducabilité héritée des Lumières selon laquelle tout humain, quel que soit son parcours, l’endroit où il vit et le milieu d’où il vient, est éducable et capable. A travers la mixité sociale et scolaire, c’est l’égalité, la fraternité, la liberté et l’émancipation individuelle et collective que nous défendons. Nous ne pouvons nous résoudre à voir notre école, pierre angulaire de notre République Française à laquelle nous devons tant, verser dans une logique de partition et de ségrégation sociale et scolaire.
Rappelons que la mixité sociale représente bel et bien un enjeu « gagnant-gagnant » pour tous les élèves, pour leur famille, pour l’ensemble de la communauté éducative et au-delà, pour notre société.
Résistons à la nostalgie ambiante d’une école du passé fantasmée qui triait bien plus encore qu’aujourd’hui les enfants de la République.
Réaffirmons que la mixité sociale et scolaire, enjeu politique mais également pédagogique et moral, passe d’abord et avant tout par la réhabilitation qualitative des enseignements et des conditions d’accueil au sein de l’enseignement public, de la maternelle à l’université. Plus que jamais l’école doit un enseignement commun à tous ses enfants : si c’est un « vœu » adressé en ce mois de janvier 2025 à la nouvelle ministre de l’éducation, il reste d’abord et avant tout un enjeu et un défi civique pour notre République.
Continuons à le porter et à le promouvoir.
Yannick Trigance
Conseiller régional Ile-de-France