Le numérique produirait-il un « ensauvagement » de la jeunesse, comme l’ont prétendu certains ? Au point qu’il faudrait protéger les enfants par une politique prohibitionniste, tel le projet ministériel d’interdiction des smartphones dans les écoles et les collèges à la rentrée 2024-2025 ? Et si plutôt que de véhiculer les stéréotypes qu’entretiennent les conversations de comptoir, les pamphlets réactionnaires et les médias traditionnels, le monde éducatif se confrontait à cette « panique morale » avec l’arme qui est la sienne : la pédagogie ? C’est l’enjeu d’un projet étonnant et inspirant mené au lycée de l’Iroise à Brest par Jean-Michel Le Baut : pour faire vivre leur lecture d’un roman de T.C. Boyle, les élèves ont confié un smartphone à son jeune héros, « Victor de l’Aveyron » ou « l’enfant sauvage », ont déployé les usages qu’il aurait pu faire d’applications diverses, se sont alors demandé s’il était pertinent d’interdire le smartphone aux plus jeunes. Plaidoyer pour une Ecole de la publication…
Quelle est l’histoire à l’origine du projet ?
On se souvient sans doute de l’histoire : en 1797 est capturé un jeune garçon errant dans une forêt du Languedoc. Il est considéré et traité comme un « enfant sauvage », un enfant abandonné dans la nature qui aurait réussi à survivre à l’écart de la société humaine. Surnommé « Victor de l’Aveyron », dépourvu de toute éducation, il se voit bientôt confié au docteur Jean Itard à l’Institut des sourds-muets à Paris. Dans une expérience pédagogique particulièrement neuve, celui-ci va tenter de lui donner ce dont il a été privé : le langage, la faculté de raisonner, le sens moral… Cette histoire véridique a été maintes fois racontée : par Jean Itard lui-même en 1806, par le philosophe anthropologue Lucien Malson en 1964, par le cinéaste François Truffaut en 1970, par l’écrivain américain T.C. Boyle en 2010 dans son roman Wild child. Et in fine par mes élèves !
Le projet d’écriture d’appropriation est particulièrement original : comment est-il né?
Le roman de T.C. Boyle est, on le voit, un récit palimpseste : la réécriture nous invite à considérer le récit comme toujours ouvert et à adopter à une démarche d’appropriation créative. Avant même la lecture du roman par les élèves, l’analyse du titre a engendré le projet pédagogique. Le mot « enfant » désigne étymologiquement « l’infans », celui ou celle qui n’a pas accès ou droit à la parole. D’où le défi : et si nous donnions précisément à « l’infans » Victor la possibilité de s’exprimer ? Le mot « sauvage », polysémique, qualifie en particulier ce qui se développe à l’écart ou à l’opposé de la civilisation. D’où le pari : et si nous confiions au « sauvage » Victor un objet emblématique de notre civilisation, par exemple un smartphone qui, telle une baguette magique, lui donnerait le pouvoir de parler et d’écrire, et ce de toutes les façons que libère le numérique ? Dès lors, et si nous faisions une expérience pédagogique, comme le fit en son temps le docteur Itard, autour d’une question actuelle et fort polémique : l’usage de smartphones par les plus jeunes est-il légitime ou dangereux ?
Confier un téléphone cellulaire à un enfant du 19ème siècle qui ne sait ni parler ni lire ni écrire, n’est ce pas un peu délirant ?
Assurément, c’est un projet fou, et c’est ce qui suscite la réticence rationaliste de quelques élèves au début, puis très vite le fort engagement de tous et toutes ! Une telle proposition didactique a d’ailleurs des fondements théoriques.
Pierre Bayard a démontré dans son œuvre toute la saveur et l’intérêt des mondes alternatifs. Il nous appelle à revisiter l’Histoire et les histoires pour les transformer, pour en créer et étudier les possibles variantes. Je pense en particulier à son essai de 2022, Et si les Beatles n’étaient pas nés ?, qui délivre cette invitation, en particulier à nous enseignant·es : « Les historiens ont depuis longtemps ouvert la voie en montrant combien l’étude rigoureuse des possibles du passé enrichissait notre intelligence des événements comme du réseau complexe de causalités qui ont conduit à les produire. (…) Il est temps que des disciplines comme la théorie ou l’histoire de la littérature et de l’art redonnent enfin les pleins pouvoirs à l’imagination et expérimentent toute la richesse de ce qu’apporte à la réflexion le recours à cette simple formule : Et si ? »
Le projet se base sans doute sur un anachronisme, terme négatif qui désigne l’attribution à une époque de ce qui appartient à une autre, mais il s’agit de pousser ce mot à l’extrême pour en faire une anachronie, au sens que le philosophe contemporain Jacques Rancière donne à ce terme : « Il y a des modes de connexion que nous pouvons appeler positivement des anachronies : des événements, des notions, des significations qui prennent le temps à rebours, qui font circuler du sens d’une manière qui échappe à toute contemporanéité, à toute identité du temps avec « lui-même ». Une anachronie, c’est un mot, un événement, une séquence signifiante sortis de « leur » temps, doués du même coup de la capacité de définir des aiguillages temporels inédits, d’assurer le saut ou la connexion d’une ligne de temporalité à une autre. » Ainsi le jeu assez délicieux de l’anachronie permet-il aux élèves de connecter des époques différentes pour tenter de les éclairer l’une l’autre. Le projet est alors animé par un double espoir : que les éléments de notre époque viennent éclairer le roman de TC Boyle, que le roman de TC Boyle nous aide à mieux comprendre notre époque.
Quelles activités créatives le projet a-t-il permis aux élèves de réaliser ?
Chaque élève a été invité·e à créer une expression numérique de Victor sur son smartphone. J’ai fourni un certain nombre de suggestions d’applications qu’il aurait pu utiliser : riches de leurs propres pratiques numériques, les élèves ont allègrement complété ou adapté les propositions initiales.
Voici, en vrac, quelques activités que l’enfant sauvage a ainsi menées sur son smartphone grâce aux élèves : échanges de messages SMS avec d’autres personnages, réalisation d’images et de selfies pour la galerie photos, publications sur les réseaux Instagram, Snapchat et Pinterest, playlists de ses morceaux préférés sur Spotify, messages audio laissés sur les répondeurs d’autres personnages, historique de sa navigation sur internet, courriels adressés à différentes personnes croisées au fil de son parcours, rédaction de son journal intime sur l’application Notes, traçage GPS de son itinéraire, création et déploiement d’un blog personnel, consultation de son bulletin scolaire sur l’appli Pronote, échanges avec une IA conversationnelle sur des sujets variés qui l’intéressent ou le préoccupent, compte Netflix de ses films et séries préférées, consultation d’articles de presse en ligne, bibliothèque intime d’ouvrages lus sur son appli liseuse, scénarisation d’un jeu vidéo dont il serait le héros, achats et ventes sur l’appli Vinted …
Quel regard portez-vous sur ces créations ?
La créativité est, on le voit, sans limite, sans filtres autres que la consigne initiale et le roman-support. S’y révèle une étonnante maturité numérique, qui démontre tout l’intérêt d’articuler en la matière les pratiques formelles et informelles, scolaires et extrascolaires : elles se donnent sens les unes aux autres. Et mon bonheur d’enseignant de lettres est immense tant les productions se sont souvent avérées d’une qualité remarquable, à la fois sensibles et intelligentes. S’y joue l’expérience d’une identification au personnage, celle qui favorise l’engagement dans la lecture et la si essentielle « empathie fictionnelle » (Véronique Larrivé). Se déploie aussi une posture interprétative : elle amène les élèves à commenter les pratiques de Victor, à composer son portrait à partir de ses traces numériques, à expliquer leurs propres choix créatifs, à proposer des éclairages sur certains épisodes, à ouvrir une réflexion sur les méthodes éducatives, discutables, du docteur Itard, ou sur l’opposition, manichéenne, sauvage / civilisé. Le projet montre ainsi la nécessité de faire émerger le texte du lecteur et de la lectrice : quels qu’en soient le support et la forme, c’est ce qui donne aux élèves le pouvoir de lire-écrire-créer-penser.
En prolongement, vous avez demandé aux élèves s’il fallait interdire ou non l’utilisation des smartphones aux plus jeunes : quelle a été leur réponse ?
Le travail mené illustre toute la saveur et l’intérêt d’entreprendre avec les élèves une pédagogie de la « fiction théorique », celle qui, pour reprendre encore les mots de Pierre Bayard « donne à voir le mouvement même de la pensée en train de se constituer, une pensée infiltrée de fantasmes, de rêveries venues de l’enfance, d’énoncés contradictoires ». Il est toujours fécond d’associer écriture créative et écriture réflexive, et même, comme ici, travail de la littérature et Education aux Médias et à l’Information.
La question posée, d’actualité vive, a généré des réponses intéressantes. D’abord parce que, contrairement aux idées toutes faites de la doxa technophobe et antijeune, elles se sont avérées soigneusement argumentées et clairement nuancées : les élèves ont su identifier certaines dérives possibles, en particulier quand les usages sont incontrôlés et non accompagnés, mais aussi éclairer les plaisirs et profits à tirer de ce nouveau couteau suisse qu’est le smartphone, et surtout affirmer la nécessité non d’une interdiction mais d’une éducation, et par les parents et par l’Ecole.
Par exemple, une élève a été jusqu’à réfuter certaines fâcheuses idées reçues en s’appuyant sur ses recherches et sur la recherche. Les spécialistes, a-t-elle souligné, considèrent désormais que Victor de l’Aveyron n’était pas un « enfant sauvage », mais plus probablement un enfant autiste, violenté et rejeté par ses parents à cause de son handicap. D’autres expert·es, a-t-elle rappelé, dénoncent le charlatanisme de celles et ceux qui prétendent actuellement que les « écrans » fabriqueraient des enfants « autistes » : il a été démontré au contraire que le numérique peut aider à développer des compétences chez les enfants atteints de troubles du neurodéveloppement.
Autant dire que le projet est formateur en ce qu’il appelle à confronter l’opinion et le savoir. Et l’esprit critique ici à l’œuvre aide aussi à construire cette « culture de la confiance » qu’Anne Cordier appelle de ses vœux, y compris, dans un contexte de dénigrement de la jeunesse, de confiance envers soi-même.
Sur un sujet aussi rebattu, le risque n’était-il pas grand de se contenter de réponses stéréotypées fournies par une IA conversationnelle ?
L’Intelligence Artificielle interroge effectivement désormais tout type de travail scolaire, même les moins scolaires, mêmes ceux qui relèvent d’une pédagogie de projet. Il est impossible d’éluder sa présence, ses possibilités, son efficacité, ses limites. Il est indispensable là encore de (re)donner à l’élève du pouvoir : celui d’utiliser l’IA, de créer avec l’IA, de penser avec l’IA et même contre l’IA.
Dans la partie créative du travail, beaucoup d’élèves ont généré avec l’IA générative des images étonnantes, en particulier de Victor sur son smartphone ou d’épisodes particuliers du roman : ces « concrétisations imageantes » (Paul Ricoeur) permettent de fantasmer l’œuvre, en fixent une appropriation subjective et une fine compréhension, tant il faut veiller à la précision des prompts.
Dans la partie réflexive du travail, les élèves ont assurément été tenté·es de demander à une IA conversationnelle son avis sur la légitimité de confier des smartphones aux enfants. Ce qu’il m’était difficile de vérifier…
Comment sortir de ce « piège » de l’IA ?
Dans les faits, beaucoup ont su aller au-delà de l’I.A et de son prêt-à-penser. Cela suppose pour l’enseignant·e de poser des consignes explicites, qui obligent à la dépasser.
Ainsi des ressources diverses, articles ou enquêtes, sur les pratiques numériques des jeunes avaient été mises à disposition sur notre espace Pearltrees : les élèves ont dû faire fonctionner leur propre LLM (Large Language Model) pour me montrer en les citant que ces ressources avaient été lues, sélectionnées, exploitées et transformées par eux !
Comme je le leur demandais, plusieurs se sont aussi appuyé·es sur leur propre expérience personnelle, leur histoire singulière avec le smartphone : à l’heure de l’IA, il apparait encore plus essentiel d’apprendre aux élèves, même dans une argumentation, à oser dire « je », à toujours « écrire avec de soi » comme l’exprimait François Bon. D’ailleurs, un horizon, un dépassement possible, ce me semble être ici d’entreprendre l’écriture d’autobiographies numériques comme il existe des autobiographies langagières ou des autobiographies de lecteur·ices.
Enfin, pour sortir des idées toutes faites de l’IA, les réflexions les plus intéressantes ont su relier les 2 parties du travail à mener, c’est-à-dire s’appuyer sur les pratiques de Victor sur son smartphone pour en saisir les enjeux généraux. Est-ce que son activité numérique « l’ensauvage », le rend « addict », « inculte », « violent » … ? Beaucoup ont tiré de l’expérience de Victor une tout autre leçon : l’activité numérique de « l’enfant sauvage » tend bel et bien à le civiliser. Par des aspects divers : elle lui permet de nouer des relations sociales ; elle lui apprend à mieux s’exprimer, avec les mots, les sons ou les images ; elle l’invite à construire son identité, y compris numérique ; elle l’amène à glaner des informations, des ressources, et même, ce qui m’a quelque peu surpris, des conseils de vie ; elle lui permet de développer une culture, qu’elle soit littéraire, cinématographique ou musicale.
Bref, dans ce piratage littéraire, comme dans un célèbre film de Fritz Lang, « l’exercice a été profitable, monsieur », y compris chez beaucoup pour apprendre à résister à la tentation de l’IA.
Comment l’Ecole peut-elle selon vous mener le travail d’éducation au numérique dont les élèves ont exprimé l’importance ?
Entre l’angélisme qui a pu être reproché à Michel Serres et la diabolisation qu’opèrent les contempteurs d’un pseudo « crétin digital », il existe effectivement plus qu’une distance : un champ de travail. Et ce champ de travail, c’est le nôtre, c’est le champ de l’éducation. Muni d’un smartphone, Victor l’enfant sauvage, Petit Poucet égaré dans les forêts de l’Aveyron, nous aide à le comprendre : on ne nait pas Petite Poucette, on le devient ! Et pour cela, pour grandir en maitrise, en responsabilité et en liberté, les enfants et adolescents ont besoin de nous.
Comme le montre le projet autour de L’Enfant sauvage, les possibilités pédagogiques en la matière sont variées. J’insisterai ici sur un point. On n’apprend pas à nager en restant au bord de la piscine : on n’apprend pas à construire sa citoyenneté numérique sans participer à la vie numérique de la cité, et ce dès l’Ecole. Autrement dit, il ne faut pas se contenter d’injonctions condescendantes et moralisatrices : il nous faut apprendre à nos élèves à publier. Sur le plan technique : c’est-à-dire les amener à découvrir des espaces, des outils, des possibilités de création et de diffusion plus variées que beaucoup n’en connaissent. Sur le plan juridique : c’est-à-dire favoriser une prise de conscience quant au respect des données personnelles, au droits et devoirs sur internet, aux licences libres. Et sur le plan culturel : c’est-à-dire amener les élèves à considérer la culture non comme un patrimoine scolaire, qui leur serait supérieur et donc étranger, mais bien comme une culture vivante et participative, qu’ils et elles sont autorisé·es à transformer et enrichir, comme cela a été fait ici avec le roman de TC Boyle. Il nous faut aller avec eux et avec elles écrire là où désormais le monde et les savoirs nous traversent, là où nous pouvons même agir sur les savoirs et sur le monde : en ligne.
Que préconisez-vous en ce sens ?
Depuis le début des années 2000, depuis la grande vogue des blogs d’ados, beaucoup, comme Mario Asselin au Québec ou Michel Guillou en France, ont réclamé, en vain, que s’ouvrent massivement à l’Ecole des blogs pédagogiques, tel le site i-voix que j’ai déployé pendant plusieurs années : ceci pour favoriser l’émergence et la diffusion de projets, ceci pour donner enfin à nos « infans » le droit et la capacité de s’exprimer, ceci pour permettre l’entrée de tous et toutes dans une culture numérique.
Je veux saluer ici les efforts accomplis en ce sens par la DRANE de l’académie de Rennes. Elle diffuse des ouvrages salutaires comme celui dirigé par Anna Cordier et Séverine Erhel, Les enfants et les écrans. Avec le soutien des Territoires Numériques Educatifs, elle expérimente même cette année le déploiement d’une plateforme d’écriture en ligne accessible aussi aux élèves dans le cadre de projets pilotés par des enseignant·es. Sécurisée, intégrée à l’ENT académique, la plateforme Porte-plume leur offre la possibilité de publier des articles sous licence libre Etalab 2.0, en mode restreint ou en mode ouvert sur le monde. Elle a accueilli et favorisé la diffusion des productions de mes élèves sur leur blog L’ardoisière : elle invite à bien d’autres projets coopératifs. Le code de la plateforme se trouve d’ailleurs sur la forge des communs numériques éducatifs : elle contribue aussi à sa façon à un changement de paradigme numérique dans l’Education nationale.
Puisse une si heureuse initiative s’épanouir et se répandre ! Puissent les étudiant·es PPPE (Parcours Préparatoire au Professorat des Ecoles) qui ont réalisé le travail autour de L’enfant sauvage s’emparer un jour à leur tour de ces enjeux, essentiels, et de ces démarches, heureuses, et adaptables à tous les niveaux ! Puisse l’Ecole dans son ensemble devenir, enfin, comme dans ce projet, une école de la publication ouverte !
Propos recueillis par Claire Berest
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