Issus d’une tradition orale aux origines perdues, les contes fournissent un matériau malléable d’interprétation, et donc de « permanente réécriture », dont chaque époque s’empare pour témoigner d’elle-même, comme d’un « médium idéal de transfert des représentations sociales ». Pascale Auray-Jonchière, professeure de littérature française et chercheuse à l’université Clermont Auvergne, en fait une passionnante démonstration dans Le cas Blanche-Neige, riche essai qui propose d’explorer l’histoire éditoriale, la réception, et les réécritures, particulièrement nombreuses, de cette œuvre célèbre des frères Grimm.
Un conte qui résiste au temps
Blanche-Neige fait partie des contes – une cinquantaine environ – qui, contenant « une information (…) cruciale pour comprendre les relations sociales, (…) et pour changer d’environnement », ont résisté et résistent encore à l’usure du temps. « Personnage particulièrement significatif des mutations du statut des femmes », Blanche-Neige est en effet désormais « au cœur de la réflexion du féminin dans la société. Victime d’un infanticide symbolique qui est en réalité une forme de féminicide, elle cristallise une réflexion sur les représentations sociales du vieillir et sur les relations intergénérationnelles ».
Le très grand nombre de « reconfigurations du conte » en font la démonstration, tout particulièrement au début du XXIème siècle, explique l’autrice. A titre d’exemple, écrit-elle, « en 2012 sont à l’affiche « Blanche-Neige » de Tarsem Singh, « Blanche-Neige et le chasseur » de Rupert Sanders, « La fantastique histoire de Blanche-Neige » de Rachel Golfdenberg. C’est aussi l’année où parait « Blancanieves » de Pablo Berger et où la chaine Arte propose la version télévisuelle de Siegrid Alnoy, « Miroir, mon amour » ».
Lecture sociopoétique du conte
Pascale Auray-Jonchière se propose de décrypter ces réécritures à partir d’une lecture sociopoétique, lecture « fondée sur la façon dont les représentations sociales informent les réinterprétations et donc les réécritures des contes », et inspirée des travaux de l’universitaire américain spécialiste du conte Jack Zipes. Le premier exemple de réinterprétation du texte qu’elle analyse, est la réécriture opérée par les traductions françaises, dès la fin du XIXème siècle.
Alors que dans sa version manuscrite de 1810 le conte mettait en scène une mère jalouse (et non une belle-mère) voulant se débarrasser de sa fille, par crainte que son mari ne s’en éprenne ; la version de 1812 fit disparaitre le père, donc la menace d’inceste (elle resurgira « dans des réécritures contemporaines plus audacieuses »), et remplaça la mère par une belle-mère. En atténuant ainsi la violence initiale de leur texte, les frères Grimm cherchaient à « s’adapter à un lectorat enfantin ».
Mais un mouvement inverse se produisit dans les traductions françaises. L’autrice montre en effet comment celles-ci reversèrent dans le texte de la violence, en accentuant la « puissance maléfique » de la reine, diabolisée et qualifiée de marâtre (mot inconnu en allemand). Et comment aussi, en avançant en âge l’héroïne – par l’emploi par exemple du « syntagme jeune fille », ou par la transformation des lacets proposés par la reine en corset – ces traductions lui associèrent une « nature plus provocante » et un désir caché « d’accéder au monde de la séduction ». Ces glissements « mettent en lumière les enjeux évolutifs du conte » explique-t-elle, et témoignent « de la reconfiguration du conte en fonction des représentations sociales de l’époque », marquées en cette fin de siècle par l’émergence de la figure ambigüe de « femme fatale » et une « vision critique et fascinée des femmes ».
Des réécritures dix-neuviémistes, aux réécritures contemporaines ; des fictions narratives aux réécritures théâtrales et poétiques ; du champ littéraire au champ iconotextuel, pictural ou cinématographique, l’autrice va poursuivre ce décapant travail de décryptage. Elle nous embarque ainsi pour un voyage sociopoétique, riche en pépites et découvertes, dans lequel Blanche-Neige, remettant en question le « fonctionnement d’un monde régi par les lois patriarcales » et « les relations intrafamiliales dysfonctionnelles » devient « figure de proue d’une réflexion collective sur les droits des femmes » des plus actuelles…
Claire Berest