« L’école n’a pas vocation à uniformiser les élèves qu’elle accueille, elle s’enrichit au contraire de leur diversité. La différence apprend la bienveillance et impulse la créativité » écrit Marion Dupré. Dans ce texte, elle brosse le portrait de Davidson, un de ses anciens élèves, à elle et à Olivier Salerno, qui illustre ses chroniques. Elle présente Davidson, un enfant en souffrance, avec des troubles psycho-moteurs et parle de sa réussite, « un mantra » qu’Olivier aime à se remémorer.
L’Éducation nationale compte plus d’1,2 million d’agents dans tous les corps de métiers et dix fois plus d’élèves qui changent chaque année. Alors, en vingt ans de carrière, j’ai eu l’occasion d’en croiser, des gens qui partagent mon métier et des élèves plus ou moins motivés. J’ai eu la chance d’apprécier la plupart de ceux que j’ai rencontrés. Je n’ai jamais attendu les invectives du gouvernement pour travailler avec mes collègues, m’intéresser à leur discipline, comprendre les liens avec la spécialité pour laquelle je suis formée. À force de se consulter, discuter, s’opposer ou s’accorder, beaucoup sont devenus des copains, des amis même pour certains.
Olivier
Il y a une dizaine d’années, j’ai rencontré Olivier, celui qui dessine les portraits de mes articles pour le Café pédagogique. Nous enseignons aux mêmes classes, dans la même spécialité, la communication visuelle. Des matières variées, le graphisme, la PAO (Publication Assistée par Ordinateur), l’histoire de l’art ou la techno… Nos défauts comme nos qualités sont assez complémentaires, alors nous travaillons ensemble, de façon constructive. Nous échangeons beaucoup, nous faisons les mêmes constats. En dix ans, on radote déjà. On se rappelle nos élèves à la pause café, ou plus longuement, en dehors du lycée. Il y a ceux qui nous ont marqués, ceux dont les situations nous ont bouleversés, ceux dont la persévérance et la détermination nous ont fait évoluer. On répète leur histoire comme des mantras, des récits indélébiles qui nous rappellent pourquoi on fait ce métier-là.
Davidson
Davidson est un de ces mantras, un ancien élève d’Olivier lorsqu’il enseignait en région parisienne, déjà dans notre spécialité. Son histoire, il me l’a souvent racontée. Davidson, dans les esprits, un nom qui résonne comme ces cylindrées qui, pour les plus vieux, font penser à BB, même si aujourd’hui plus personne ne la reconnaît. Davidson est né à Haïti. Davidson, en créole, désigne l’enfant chéri, celui qu’on a tant désiré. Il signifie “bien-aimé”.
Davidson, dans sa famille, c’est tout sauf ça. Malformé, polyhandicapé, l’enfant mal-aimé, celui qu’on a loupé ou sur lequel un sort a été jeté. L’inclusion est à l’époque une idée qui n’existe pas. Davidson, c’était peut-être un billet d’entrée pour la France. Pour se faire soigner, en même temps que de poursuivre sa scolarité. Sa mère, ses frères, ses sœurs l’avaient accompagné. Fuir leur île, fuir leur village, fuir l’humiliation, et le lui faire payer. Davidson était maltraité, souvent dénigré, parfois violenté. Davidson se sentait seul. Il ne mangeait pas suffisamment. Chez lui, le frigo était cadenassé.
Davidson avait des troubles psychomoteurs, des difficultés cognitives avérées le profil d’élève qu’on oriente en CAP : un diplôme de niveau 3, aux exigences peu élevées, plus accessible qu’un baccalauréat. En DECG (Dessin d’Exécution en Communication Graphique), il y a peu de dangers : aucune machine à piloter, chacun son ordi et des outils graphiques plutôt légers. Davidson restait très concentré, il adorait dessiner. Des heures entières, la tête à quelques centimètres de sa feuille, les doigts cramponnés sur son crayon de bois. Posture crispée, il faisait des grimaces qui parfois se dessinaient sur son visage. Le plus souvent, ses projets, ses recherches, malgré le temps qu’il y consacrait, restaient difficiles à évaluer. Davidson se figeait derrière son ordi, un œil, puis les deux, qui suivaient le curseur de la souris sans cligner. Clique ici, « Contrôle Z », non, ce n’était pas ça. Davidson a recommencé chaque fois qu’on le lui a demandé, même quand l’ordi plantait, même quand il n’avait pas enregistré. Davidson s’accrochait.
Davidson traversait le lycée, la démarche alambiquée, une jambe et la tête qui penchaient du même côté, dans les couloirs ou la cour de récré. Continuer d’avancer dans ce lieu ou chaque parcours est compliqué. Davidson se voulait dynamique, souvent fatigué, mais plus que jamais motivé. Les professeurs d’EPS l’adoraient. Davidson aidait, Davidson rassemblait, Davidson arbitrait, avec justesse et maturité. Davidson était toujours présent. Les jours de grève des transports, il parcourait plus de 6 km à pied. Les mercredis après-midi et les samedis, il les passait à la bibliothèque du quartier. Davidson se sentait fier, il était déterminé. Pour les portes ouvertes, il pouvait passer des heures à tout préparer. Revenir le jour J pour tout expliquer aux visiteurs.
Davidson savait s’engager. Il avait été élu délégué par des ados qui avaient aussi leurs difficultés. Ceux qui ne voulaient pas trop s’impliquer, les absentéistes ou les démotivés savaient au moins sur qui compter. Même contrarié, Davidson les secouait. Davidson ou le sens des responsabilités. Davidson, toujours enjoué, aimait la musique de fond en atelier. Radio Nova, TSF Jazz, Bossa ou Chabada, et leurs jingles entêtants. « TSF, 89.9, du jAAAAzz, 24 heures sur 24 ». “jAAAzz” un gimmick que tout le monde reprenait.
Davidson au bout du couloir, lançait à ses professeurs de l’autre côté : « Eh Monsieur ! jAAAAzz. » Ça faisait marrer tout le monde.
Davidson, vu en pyjama et robe de chambre dans le salon derrière la loge de la gardienne quand Olivier, en avance au lycée, est passé pour y boire un café. De temps en temps, quand la situation n’allait vraiment pas à la maison, la gardienne lui proposait de l’héberger. Davidson était attablé là, avec ses tartines et son bol de chocolat.
Davidson en créole signifie l’enfant chéri, celui qu’on a tant désiré, dans sa famille ça n’a pas fonctionné. Davidson pour certains enseignants au lycée : « Il est bien gentil…mais il n’a pas sa place ici ».
Davidson, après plus d’années qu’il n’en fallait, a validé un premier diplôme, le CAP DECG, puis un second, le Bac pro Communication Graphique. Davidson, alors diplômé, a été embauché, au service bagages des Aéroports de Paris. Après quelques années, il a évolué vers leurs services de communication internes et la reprographie. L’entreprise connaît et reconnaît ses capacités.
Aujourd’hui, quand je parle avec Olivier des élèves qui nous font du souci, ou, au contraire, de ceux qui nous ont agréablement surpris, je l’entends me raconter l’histoire de Davidson comme un mantra. Je regarde la cour de récré et je l’imagine traverser, avec une jambe et la tête qui penchent du même côté.
Aurait-il sa place ici aujourd’hui, dans un système qui défend l’inclusion mais ne se donne pas les moyens d’y arriver ? Dans un lycée des métiers où chaque élève est condamné à exécuter ? Dans une filière que certains qualifient déjà de « non-insérante », alors qu’ailleurs il y a des secteurs dits « en tension » ? Dans une réforme qui voudrait à tout prix formater les élèves au marché de l’emploi ?
L’école n’a pas vocation à uniformiser les élèves qu’elle accueille, elle s’enrichit au contraire de leur diversité. La différence apprend la bienveillance et impulse la créativité, elle permet aux élèves comme aux enseignants d’être plus magnanimes, plus pragmatiques aussi. De la même façon, on ne peut cantonner un lycée pro à un seul secteur de métier qui répondrait aux besoins du marché. Il lui faut des formations variées qui favorisent la mixité, même si leur taux d’employabilité peut facilement changer.
Marion Dupré