Comment un agent chargé de défendre son pays en vient-il à exercer sa mission de maintien de l’ordre au point de considérer l’autre, l’étranger, comme une bête à traquer l’arme au poing, sans état d’âme ? A fortiori s’il s’agit d’une jeune Américaine, membre de la police fédérale des frontières entre l’Arizona et le Mexique, entièrement dédiée avec un froid acharnement à protéger sa patrie contre les nuisibles, trafiquants et clandestins, qui en menacent l’intégrité ? Le cinéaste Philippe Van Leeuw nous plonge sans ménagement dans la poussière et la chaleur sèche d’un désert où souffle un vent mauvais ; un territoire amérindien millénaire devenu zone militarisée, patrouillée sans relâche par l’agent Jessica Comley, toujours sur le pied de guerre.
Guerres ouvertes, espace militarisé, mur hors-champ
Le réalisateur (formé à l’INSA de Bruxelles puis à l’American Film Institute de Los Angeles, scénariste et longtemps directeur de la photographie) a fait de la guerre la matrice de ses deux premiers films : au Rwanda pendant le génocide aux côtés d’une jeune femme et d’un homme, rescapés tutsis, réfugiés dans la forêt (Le Jour où Dieu est parti en voyage, 2013) ; aux environs de Damas en pleine guerre, trois générations d’une même famille cloîtrées dans l’appartement d’un immeuble déserté, pris entre l’attente immobile et le désir de fuite, sous les bombes (Une famille syrienne, 2017). Dans les deux cas, une focalisation du regard sur les victimes.
Avec The Wall, le cinéaste cherche la forme cinématographique la plus adaptée pour se rapprocher du bourreau, en refusant de situer son sujet dans un contexte de guerre ouverte, « là où le chaos et l’absence de règles règnent ».
Il trouve dans la région de Tucson, à la frontière du Mexique et des Etats-Unis, l’espace idéal pour y déployer une fiction très documentée, non loin du mur, jamais filmé, un hors-champ en plombant l’horizon.
C’est à cet endroit précis, « là où l’état de droit est à sens unique et où les forces de l’ordre se comportent comme si elles étaient en guerre », ainsi que le définit Philippe Leeuw, que Jessica Comley peut officier en déployant toute la violence qu’elle suppose légitime.
Sans conscience ? Dans la ruine de l’âme ?
Jessica, femme niée, patriote zélée, bloc emmuré sans humanité ?
Assister au quotidien professionnel fébrile de l’agent Jessica en tenue militaire est un spectacle épuisant. Engoncée dans son uniforme verdâtre qui la fait ressembler à un homme ; seule femme dans un univers masculin, elle en adopte les codes, les attitudes et la gestuelle et même le comportement de prédatrice sexuelle. Les cheveux tirés en petit chignon minuscule, sans maquillage aucun, elle serre les dents et ouvre l’œil au volant de son véhicule tout terrain, à la recherche d’une proie cachée dans les rares buissons alentour ou à bord d’une des voitures contrôlées aux nombreux check points balisant les routes. Tout en surveillant le ciel d’où un hélicoptère pourra descendre pour fondre sur le suspect déjà ceinturé et plaqué au sol et mise en joug par l’intéressée.
Son collègue la tance régulièrement et la rabroue brutalement en lui intimant de modérer ce zèle sans limites aux dérapages potentiellement hors de contrôle.
Mais l’absolutisme de la policière Comley carbure à plein régime dans une course concurrentielle avec les autres membres (masculins) de l’équipe, dans l’accomplissement aveugle d’une mission sans fin.
Faux suspense, terreur blanche
A de rares moments (la mort de Sally, sa belle sœur et sa seule amie, à la suite d’un cancer, la mort d’un migrant à terre au cours d’une surveillance qui a mal tourné et où elle est l’auteur du tir mortel…), elle vacille, son visage se transforme et ses yeux se troublent. Des failles vite colmatées.
Impossible pour elle d’appréhender vraiment le quotidien vécu par le vieil Amérindien et son petit-fils, rares habitants et natifs de ce territoire ancestral [jusqu’à ce qu’il soit coupé en deux par la frontière créée par les Américains en 1857 puis transformée en zone militarisée à la fin de la présidence Clinton et encore renforcée sous la présidence G.W.Bush ; une situation séparant les familles, rendant inaccessibles lieux de culture et de sépulture]. Et l’impossibilité pour Jessica ne tient pas seulement au fait que le jeune et l’ancien ont été témoins d’un acte qu’ils n’auraient pas dû voir.
Le ressort de cette fiction réaliste et tragique ne réside pas tant dans le dénouement d’un prétendu suspense (devant les autorités examinant la ‘bavure’ policière, quelle parole fera le poids, celle de l’agent fédéral ou celle des Amérindiens). La puissance d’ébranlement de The Wall repose fondamentalement sur l’opacité de Jessica, l’énigme d’une personne qui n’a pas accès à elle-même comme elle s’interdit d’accéder aux autres. La grande comédienne Vicky Krieps, dans la peau de Jessica Comley, donne corps et voix au vertige de son personnage, planté fièrement au milieu du désert, accroché farouchement à ses habitudes mortifères. L’actrice se souvient avoir pensé, pendant le tournage, incarner Jessica avec ces mots dans la tête : « Je ne sais pas où je suis ».
The Wall de Philippe Van Leeuw n’est donc pas une fiction de tout repos mais une œuvre audacieuse et exigeante, hantée par la lumière dure et blanche d’un désert inhospitalier, habitée par des questions lancinantes. Sur le processus mental, le conditionnement social et politique pouvant conduire un individu, un pays, un peuple à ne plus percevoir l’autre comme un être humain.
Un constat implacable qui ne justifie rien mais montre frontalement une vérité terrifiante : la disparition programmée de l’empathie.
Samra Bonvoisin
« The Wall », film de Philippe Van Leeuw-sortie le 18 décembre 2024
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