« Organisme vivant » une langue ne cesse d’être en mouvement, se renouvelant en fonction des évolutions d’une société. Pendant que, faute d’usage, des mots devenus obsolètes disparaissent de notre lexique, des milliers de néologismes naissent, bientôt soumis, eux aussi, à l’épreuve du temps. Que nous donnent-ils à voir d’une époque ? De quels changements témoignent-ils ? C’est la question que pose Le Fabuleux destin des mots, ouvrage dirigé par le linguiste Mathieu Avanzi, plongée passionnante dans la langue française d’hier à aujourd’hui, tout à fait dans l’esprit des « recherches et textes » du facétieux et célèbre lexicologue Alain Rey, disparu il y a tout juste quatre ans.
Les mots comme miroirs d’une société
Organisé en décennies, des années 60 aux années 2010-2020, Le Fabuleux destin des mots raconte l’histoire de la France à travers des centaines de néologismes, produits de mutations politiques et sociétales profondes, comme d’effets de mode plus pittoresques, qui « mettent en lumière les liens étroits entre langage et société ».
Une dizaine d’entrées thématiques par décennie permettent d’en analyser les caractéristiques les plus saillantes. On trouvera par exemple, parmi les marqueurs consacrés aux Sixties, la libération sexuelle, l’allongement des congés payés, l’invention de nombreux appareils électroménagers, le mouvement de Mai 1968… Ou pour les années 2010-2020, le mouvement #Metoo, les nouvelles identités de genre, l’ubérisation, l’écriture inclusive, la crise climatique…
Chaque entrée est associée au large répertoire de mots nouveaux qu’elle a fait naitre. La décennie des années 60 a ainsi donné jour aux termes (aujourd’hui largement usités) « stérilet », « juilletiste », « hors-piste », « lave-vaisselle », « brushing », « transistor », « magnétoscope » (en revanche en voie d’extinction), « africanisation », « harki », « écosytème », « rechargeable », « spationaute » ou encore « faf » et « facho »… Miroirs d’une société de consommation marquée par la multiplication des supermarchés, et « l’explosion des emprunts à l’anglais », tous ces mots racontent une décennie ballotée entre modernité, décolonisation, révolte, marée noire, et conquête spatiale.
Erudit et accessible à la fois
Chaque décennie occupe une double page, textes à gauche (passionnants), illustrations (très riches) à droite. Parmi celles-ci on trouve, par exemple, différentes courbes graphiques et rappels chronologiques, souvent surprenant·es, qui permettent de mesurer la fréquence et l’impact de ces mots nouveaux. L’ensemble est érudit, très bien documenté, très bien sourcé ; mais propose néanmoins un « voyage linguistique » très accessible et captivant, notamment à travers les origines et « ascendances diverses » des mots : emprunts ou faux-emprunts à d’autres langues, dérivation de préfixes et suffixes, construction de mots-valises, utilisation de racines gréco-latines, ou du verlan à la fin des années 70…
Enfin transparaissent, tout au long de l’ouvrage, le plaisir qu’ont eu les auteurices à en mener l’entreprise, et leur désir de partager avec les lecteurices leur goût pour les mots. Si les démarches scientifiques qui en sous-tendent la rédaction relèvent, explique Mathieu Avanzi, d’« une méthodologie rigoureuse fondée sur l’utilisation de sources variées » (corpus de données en ligne, bases de données lexicographiques, enquêtes sociolinguistiques…), l’ensemble n’en est pas moins, aussi, extrêmement plaisant à lire, et souvent très drôle. Savoureux clins d’œil, notamment à la pop culture, et jeux de mots espiègles se succèdent, de « L’éloge paradoxal du camping-car » – qu’on dirait sorti des Mythologies de Barthes – « Au bonheur de la consommation » ; de l’« Ere de famille », à l’« Euro événement », ou à la « Selfièvre » du monde d’aujourd’hui, « Totalement ubérant » …
Un réjouissant voyage historico-linguistique à travers le temps et les mots.
Claire Berest
Le Fabuleux destin des mots, 60 années de langue française. Direction Mathieu Avanzi.
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