« L’épreuve écrite de philosophie est un marronnier dans la presse à chaque session de juin, perçue comme un quasi-phénomène naturel à célébrer ». Dans sa chronique, Claude Lelièvre revient sur la création de la dissertation philosophique en 1864. Il rappelle son ancrage élitiste comme l’aspect formel avec ses traditionnelles trois parties. 120 années plus tard, son histoire n’a pas beaucoup changé.
L’épreuve écrite de philosophie est un « marronnier dans la presse »
Dans la galerie des commémorations, on trouvera peut-être « hors de saison » l’évocation de la mise en place de la dissertation philosophique dans les épreuves du baccalauréat le 27 novembre 1864.
L’épreuve écrite de philosophie est un « marronnier dans la presse » à chaque session de juin, perçue comme un quasi-phénomène naturel à célébrer, alors que la mise en place de la dissertation philosophique a été un événement historique ayant un certain sens qu’il conviendrait de ne pas oublier, et que l’épreuve écrite de philosophie n’a cessé en réalité de se transformer non sans polémiques plus ou moins clivantes et persistantes. On peut tenter d’y réfléchir alors même que l’on n’est pas dans la saison de son effectuation en juin, calmement.
La création de cette épreuve écrite de philosophie est à replacer dans le cadre de la refondation foncièrement élitiste de la classe de philosophie (et du baccalauréat « es lettres ») voulue par Victor Duruy : « Puisque la France est le vrai centre du monde, assurons aussi aux enfants de la classe aisée, à ceux qui sont appelés à marcher au premier rang de la société, assurons leur par les lettres et par les sciences, par la philosophie et par l’histoire, la culture de l’esprit la plus large et la plus féconde afin de fortifier l’aristocratie de l’intelligence au milieu d’un peuple qui n’en veut pas d’autre et de donner un contrepoids légitime à cette démocratie qui coule à pleins bords. »
« La dissertation de philosophie (à la française) »
Mais quid de cette nouvelle épreuve d’examen au baccalauréat ès lettres : la dissertation ? C’est un professeur de philosophie (Charles Bénard) qui va donner explicitement les éléments basiques de la nouvelle partition dès 1866 dans son Petit traité de dissertation philosophique, et d’abord en la distinguant de la « composition » (un exercice nettement plus connu et mis en pratique alors) : « son but n’est pas de toucher : c’est là le propre de l’éloquence, dont l’objet est la persuasion. La dissertation, elle, se borne à exposer avec calme la vérité. Il s’agit de convaincre […]. La dissertation est une œuvre de l’esprit qui consiste essentiellement à raisonner (disserter). Raisonner c’est réfléchir, méditer, discuter, penser méthodiquement […] ; c’est examiner une question, en démêler le nœud ; c’est sonder la valeur de telle ou telle maxime, apprécier un système, en montrer le côté vrai et le côté faux. »
Une génération plus tard, en 1890, Émile Boirac publie un ouvrage entier sur La dissertation philosophique, qui aura un grand retentissement et où se trouve formulé très nettement le haut niveau d’exigence de la dissertation de philosophie (à la française) : « La dissertation philosophique est l’exercice le plus important de la classe de philosophie. L’élève peut et doit y faire la preuve non seulement qu’il a compris et retenu l’enseignement du maître, mais encore qu’il y a réfléchi, qu’il se l’est assimilé, qu’il l’a transformé dans la substance même de sa pensée ».
« Les productions des élèves n’ont pas été à la hauteur de toutes ces ambitions »
La dissertation en trois parties ne s’est pas imposée d’emblée. Dans les manuels de dissertation philosophique parus dans les premières décennies qui suivent la décision de Victor Duruy, c’est en effet la forme d’une dissertation en quatre parties qui l’emporte initialement : un préambule, un corps, une récapitulation (qui doit normalement comprendre des conséquences pratiques) et une conclusion.
Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour que la dissertation en trois parties fasse une percée significative. C’est le professeur de philosophie Félicien Challaye qui, dans son ouvrage La dissertation philosophique paru en 1932, théorise pour la première fois l’idée d’un plan nécessaire en trois parties (la forme la plus appropriée à ses yeux de la discussion et de la confrontation entre des thèses différentes).
Enfin, en 1958, Denis Huisman (Huisman et Verger ont été les deux auteurs de manuels de philosophie les plus en vue dans les années 1960 et 1970) conforte, voire sacralise, sans réplique la dissertation en trois parties en soutenant que « ce plan représente une clé universelle. Pour Hegel, toute idée, toute thèse ou toute histoire se ramenait automatiquement à un processus invariable : thèse, antithèse, synthèse. De même une dissertation doit se construire selon ces trois étapes. » (L’art de la dissertation)
Mais les productions des élèves n’ont pas été à la hauteur de toutes ces ambitions, tant s’en faut. Et les lamentations débutent très tôt, bien avant la « massification » de l’enseignement secondaire. À commencer, entre autres, par celle d’Émile Boirac, professeur au lycée Condorcet à Paris, en 1890 : « Beaucoup de jeunes gens éprouvent un réel embarras à trouver et à choisir les idées convenables, à les distribuer dans le meilleur ordre, à les développer dans une juste proportion, en un mot à présenter leur pensée sous une forme saisissable et précise » (La dissertation philosophique, Félix Alcan, 1890). Or, en cette fin du xixe siècle, il y a alors à peine 2% d’une classe d’âge qui passe le baccalauréat. On imagine la suite…
Claude Lelièvre
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