Dans Gestes de femmes, Sophie Coste, enseignante chercheuse, met ses pas dans ceux de Francis Ponge, dont elle est spécialiste, pour tracer son propre chemin, et prendre pour matière les mots d’un quotidien traditionnellement dévolu au monde féminin, fait de travaux d’aiguille, de rangement et de soin maternel. Mais qu’on ne s’y trompe pas, et dès la première page, l’autrice s’en explique, il ne s’agit pas de « regretter une époque vouée aux travaux domestiques », dont La Femme gelée d’Annie Ernaux, convoquée à plusieurs reprises, dit si fortement l’enfermement, mais de rendre hommage à ces « humbles gestes de l’ombre », « pour les savoirs et l’incroyable puissance symbolique qu’ils manifestent ». Vous cherchiez une lecture complémentaire à La Rage de l’expression de Ponge, au programme de la classe de 1ère ? Ne cherchez plus…
Du parti pris des choses …
Les deux auteurices ont en commun d’associer écriture et travail : recherches et lectures, notamment de dictionnaires, leur servent de socle : « Quand un texte est en chantier, je ne touche pas à ma table : j‘aime y retrouver chaque matin le précieux ordre de la veille ; les dictionnaires ouverts à la bonne page, entassés les uns sur les autres. J’aime le désordre épouvantable qui règne dans les brouillons – vingt pages de notes qui partent dans tous les sens -, et dans la pièce – jonchée de livres que j’ai consultés. », écrit Sophie Coste. Comme le faisait Ponge, elle creuse en particulier dans l’épaisseur étymologique des mots : « Mais d’où vient-il ce mot subtil ? Pourquoi ce sub, cet « en dessous » ? Ah, il fallait vraiment soulever le voile, car le sens que je découvre là me stupéfie ».
De Ponge on retrouve aussi, dans Gestes de femmes, le goût pour l’observation des choses : « Maintenant que je sais comment il est fait, ce fil, je ne me lasse pas de l’admirer, là, entre les doigts », ou pour la matérialité des mots : « Fil : trois lettres seulement, pour un mot aussi fin que l’objet qu’il représente. Porté par le souffle du son f initial, incarné dans l’étroitesse aiguë d’un simple i, que le l final pourtant entraîne et relie vers la suite promise d’un dévidement sans fin. ». Ou encore pour le plaisir des dérivations fantaisistes et des télescopages sonores : « le mot laver, je crois que nous le tenons, oui maintenant nous l’avons », « Laver fait lever aussi la lumière du matin. Je me lave ; le jour se lève ».
Enfin on pourra aussi rapprocher les deux auteurices pour la dimension métapoétique de leurs textes qui mettent souvent en scène leur écriture au travail. « Le mouvement du balayage m’aide à mieux comprendre celui qui me fait écrire » et « La couture nous apprend qu’aucune création n’est tout d’une pièce », écrit Sophie Coste, qui « rêve d’un texte qu’on pourrait retourner pour en contempler l’envers »…
… au parti pris des gestes
Mais là où la poétique pongienne prenait le parti de « l’irréductible singularité » des choses, l’autrice scrute plutôt le faire. En témoignent les treize entrées, qui toutes optent pour des verbes d’action – filer, tisser, coudre, broder, tricoter, laver, balayer, ranger, raccommoder, cueillir, porter, nourrir, soigner – et, ce faisant, donnent à l’oeuvre sa dimension sororale, et redonnent aux gestes féminins leur capacité d’empouvoirement.
L’autrice raconte ainsi comment, dans les Métamorphoses d’Ovide, Philomèle, réduite au silence, réussit « en brodant à faire connaitre son viol et en dénoncer l’auteur », contournant par ce geste même l’interdit « qui oblige chaque femme à se taire ». Elle convoque aussi l’Histoire, pour rappeler comment les femmes, couturières « réduites aux simples travaux d’assemblage », se sont battues au Moyen Age contre le monopole masculin des tailleurs pour obtenir le droit de s’organiser en métier ; ou encore comment, formées dès l’enfance « à l’école de la patience, de la docilité et de la modestie » des travaux d’aiguille, elles ont appris « pour en finir avec la bouche cousue », à en découdre et à détourner, par exemple dans « l’art textile », « les armes mêmes de leur oppression, aiguilles, fils, tissus ».
Enfin, là où Ponge opte pour une approche méthodique, scientifique, au maillage très serré, le texte de Sophie Coste, lui, se livre et se déplie. L’autrice donne en effet davantage à voir ses propres réflexions, et surtout ses propres coutures, y compris personnelles. C’est aussi ce partage qui bouleverse les lecteurices. Les « réminiscences littéraires » tissent une écriture sensible où se côtoient Agnès, qui n’a appris qu’à « prier Dieu (…) coudre et filer », Gervaise, ou encore Fantine, « qui coud dix sept heures par jour, de grosses chemises pour les soldats »… Tandis que les souvenirs d’enfance font surgir, comme d’un rêve, la main « suave et oignante », d’une mère qui apaise une toux, et « rend précieux entre tous » l’enfant malade …
Claire Berest
Gestes de femmes, Sophie Coste. Editions Philippe Rey
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