« Avec 36 % de ruptures de contrat du CAP au BTS, l’apprentissage patronal c’est l’excellence et l’eldorado » demande Christian Sauce : des milliards d’euros, mais pour qui, les apprentis ou leurs employeurs ? Dans cette tribune, Christian Sauce, professeur retraité de l’Éducation nationale et spécialiste de l’enseignement professionnel dénonce la « propagande » de l’État vis-à-vis de l’apprentissage et sa politique en sa faveur, au détriment de la formation professionnelle. Il apporte des éléments d’analyse sur l’apprentissage, « l’emploi le plus aidé de l’histoire du monde ».
C’est le branle-bas de combat dans l’univers de la formation en apprentissage depuis que le gouvernement de Michel Barnier a annoncé une baisse de 1,2 milliard sur les primes à l’embauche d’apprentis. Pas un jour ne passe sans que la presse ne fasse écho du mécontentement du patronat, des directeurs de CFA et de tous les promoteurs de l’apprentissage. Tout est résumé dans cet extrait du Parisien : « Avis de gros temps sur l’apprentissage. À la recherche d’économies, le gouvernement a prévu dans son budget pour 2025 de revoir à la baisse le montant des aides aux entreprises qui embauchent des apprentis. Jusqu’à cette rentrée 2024, un employeur qui embauchait un apprenti percevait une prime de 6 000 euros, quel que soit le diplôme préparé, du CAP au bac + 5, et quelle que soit la taille de son entreprise. Une somme qui suffisait à couvrir une bonne partie du salaire du jeune concerné pendant une année. Grâce à cette manne, le nombre d’apprentis en France a été multiplié par 3 depuis 2017. »
« L’emploi, le plus aidé de l’histoire du monde »
Le montant de la manne : 10 milliards d’aides directes aux employeurs sur les 24,8 milliards de dépenses publiques en faveur de l’apprentissage en 2023. Le tout sans aucun contrôle ni aucune contrepartie. Comme le souligne l’économiste Bruno Coquet de l’OFCE : « C’est l’emploi le plus aidé de l’histoire du monde » !
On comprend aisément qu’une (légère) remise en cause de la poule aux œufs d’or perturbe le patronat, les centres de formation privés et… les fonds d’investissement. En effet, plus de 40 fonds sont aujourd’hui au capital de trente groupes d’écoles privées qui ont quasiment toutes développé des formations en apprentissage. La formation professionnelle est devenue un marché très florissant depuis la loi Pénicaud de 2018 et les primes Macron de 2020 et gare à ceux qui veulent réduire ce ruissellement d’argent public. Pour des libéraux qui n’apprécient guère l’intervention de l’État dans la sphère privée, c’est assez paradoxal de les voir pleurer pour garder ces privilèges !!
Les apprentis et le parcours du combattant
Je viens d’évoquer l’importance des espèces sonnantes et trébuchantes dans la formation professionnelle. Mais qu’en est-il des apprentis dans tout ça ? Pour la plupart des politiques et des commentateurs, sur le papier ou sur les ondes, c’est l’eldorado et la voie royale pour obtenir un emploi ! Mais dans la réalité, cela s’avère beaucoup plus compliqué. La formation en apprentissage est un véritable parcours du combattant où il s’agit surtout de savoir se vendre sinon on est immédiatement remplacé par un autre apprenti.
Des ruptures de contrat pour 47% des apprentis en CAP
La Dares a publié une étude en juillet 2024 qui montre que 26 % des ruptures de contrat au niveau des formations du secondaire ont lieu au cours des 9 premiers mois du cursus d’apprentissage. Elle vient d’en publier une autre le 31 octobre. Celle-ci confirme tout ce que l’on tait au grand public et en particulier aux jeunes en quête de formation professionnelle : 36 % des apprentis qui ont commencé à la rentrée 2018 une formation de niveau CAP à Bac + 2 ont subi une rupture de contrat au cours des 18 premiers mois de leur apprentissage. Pire : 47 % des apprentis en CAP, de 17 ans ou plus, sont concernés, volontairement ou pas.
Des conditions de travail jugées insatisfaisantes, un taux de chômage qui augmente
C’est une hécatombe, dans l’indifférence quasi générale ! La raison essentielle de toutes ces souffrances dans la formation de nos enfants, adolescents et jeunes adultes est indiquée par la Dares :« 65 % des apprentis évoquent des problèmes avec l’employeur ou le poste de travail exercé, qu’il s’agisse de difficultés relationnelles, de conditions de travail insatisfaisantes ou de missions jugées inadaptées. » (Quelles causes aux ruptures des contrats d’apprentissage ?) De ce fait, le taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans ne diminue pas malgré les milliards engloutis : il explose même ! De 17,3 % au troisième trimestre 2023, il est monté à 19,7 % au troisième trimestre 2024 selon l’Insee. Un bond hallucinant et fort inquiétant de 2,4 % en un an ! Drôle de voie royale et d’eldorado pour l’emploi des jeunes ! On peut légitimement se demander à quoi servent tous ces milliards d’argent public qui dégoulinent sur les employeurs d’apprentis !
Et pendant ce temps, la voie professionnelle
Voilà donc ce qui est considéré comme l’alpha et l’oméga de la formation professionnelle en France. Hors de l’apprentissage patronal, point de salut ! Quelle étrange conception de la formation ! En conséquence, il n’est plus question de l’enseignement professionnel sous statut scolaire en lycées professionnels et EREA (établissements d’enseignement professionnel adapté). Sauf pour le « réformer » encore et encore ou le dénigrer : pour le Président Macron, c’est « un système mal fichu » (Saintes, mai 2023) et pour Le Figaro du 1er novembre 2024, « une voie toujours en souffrance malgré quelques parcours d’excellence. » Ce « malgré quelques » vaut son pesant d’or de suffisance !
Les lycées professionnels oubliés, mal connus
Les Lycées Professionnels (LP) : 633 000 élèves à la rentrée 2023 et des milliers de formations de très haut niveau, ouvertes à tous les publics sans aucune discrimination. Dans le domaine tertiaire comme dans le domaine industriel. Ces lycées professionnels qui ont formé la main d’oeuvre des 30 Glorieuses et qui excellent encore dans de nombreux domaines : la maintenance, la chaudronnerie, l’automobile, le nucléaire, le bois et la charpente navale, les matériaux composites, la domotique, le génie thermique, la restauration, l’aide à la personne, la logistique, le commerce… Un exemple pour illustrer à la fois leur excellence et leur invisibilité : des centaines de lycéens professionnels français ont participé aux WorldSkills 2024 mais il n’a été question dans la plupart des médias que de la participation des apprentis ! Cela s’appelle de la propagande.
Mal connus, les lycées professionnels font l’objet de « réformes » incessantes afin de les déstructurer et de les détruire. Toutes n’ont qu’un seul but : diminuer les heures d’enseignement général et technique au bénéfice du temps passé en entreprises. On imagine aisément la suite : les faire entrer dans le « marché » de la formation professionnelle pour à terme les fusionner avec les CFA ! Les politiques tournent depuis 20 ans autour de ce projet mortifère pour les LP. Quand on rapproche les 25 milliards d’argent public qui dégoulinent sur l’apprentissage aux 5 milliards qui permettent aux LP de survivre, pas besoin d’être grand clerc pour deviner la suite !
Le lycée professionnel doit retrouver ses racines
Le lycée professionnel doit retrouver ses racines. Les formations qui y sont dispensées sont indissociables du développement économique de notre pays en étroite relation avec les exigences écologiques. L’État doit conserver la maîtrise de l’enseignement professionnel. C’est vital pour nos jeunes et pour l’avenir du pays. Il n’est d’ailleurs pas besoin d’un long discours pour l’illustrer : les LP forment 55,5 % des jeunes dans le secteur de la Production quand l’apprentissage n’en forme que 35 % (RERS 2024) !! Il est vrai que le secteur des Services rapporte beaucoup plus aux « marchands » de la formation professionnelle ! En effet, il n’y a pas besoin de beaucoup d’investissements humains et pédagogiques quand 100 % des cours sont en distanciel !!
Je ne saurais conclure sans parler les chiffres du décrochage puisque c’est l’antienne pour dénigrer le LP : avec 23 % % de décrocheurs en fin de première année de CAP et une moyenne de 11,7 % en seconde et première Bac Pro (Depp), le lycée professionnel est « mal fichu » ! Mais avec 36 % de ruptures de contrat du CAP au BTS, l’apprentissage patronal c’est l’excellence et l’eldorado ! Faut-il faire un dessin ?
Christian Sauce