« La France est un pays où l’on adore l’histoire » écrit Laurence De Cock dans le prologue de son dernier livre Histoire de France populaire. D’il y a très longtemps à nos jours, publié ce jour aux éditions Agone. L’ouvrage porte un titre programmatique une « histoire de France populaire ». « J’ai beaucoup pensé aux professeurs des écoles que je forme ou avec lesquels je travaille en écrivant ce livre » nous confie Laurence de Cock. Dans cet entretien, l’historienne présente la démarche de cette histoire et ses enjeux : « s’adresser au plus grand nombre, intégrer l’histoire sociale, coloniale et celle de l’immigration dans une trame nationale ».
Le livre que vous publiez aujourd’hui Histoire de France populaire a lui-même une histoire. D’où vient ce projet de livre ?
Ce livre est le produit d’un lent cheminement. Pendant longtemps j’ai travaillé sur les usages politiques de l’histoire et, plus encore, sur le roman national. Avec mon amie Suzanne Citron, autrice du premier livre de référence sur le sujet, Le mythe national, nous avons beaucoup déconstruit, déconstruit, déconstruit ; mais finalement assez peu fait de contre-propositions. J’avais envie de me lancer. L’idée de ce livre est aussi née d’une très vaste enquête à laquelle j’ai participé, portant sur 7000 élèves de 11 à 18 ans, et dans laquelle nous leur avons demandé de raconter « l’histoire de ton pays ». À notre grande surprise, la matrice du récit national était présente dans quasiment tous les récits, avec une absence quasi-totale de l’histoire de l’immigration, de l’histoire coloniale, des femmes, et d’autres approches historiques que politiques. Enfin, les récents succès de l’extrême-droite m’interrogent comme beaucoup, et je vois leur implantation dans le domaine de l’histoire : Parc du Puy du fou, spectacle « raconte-moi la France » ultra financé par Laurent Wauquiez etc. Cette manière de raconter l’histoire plaît beaucoup aux gens. Elle suscite du plaisir et je me suis demandé si nous n’étions pas un peu surplombants et rabat-joie avec nos permanentes leçons de savants. Tout cela m’a convaincue de me lancer dans un projet qui tente de tenir ensemble tous ces aspects : assumer un récit, s’adresser au plus grand nombre, intégrer l’histoire sociale, coloniale et celle de l’immigration dans une trame nationale.
Comment avez-vous travaillé avec la « matière » originelle de Gerard Noiriel ?
Les éditions Agone avaient déjà publié deux exemples d’histoire populaire : L’histoire populaire des États-Unis d’Howard Zinn en 2002, et L’histoire populaire de la France de Gérard Noiriel en 2018. Les deux interrogent à leur manière ce qu’est une histoire « populaire ». Pour Zinn, il s’agit surtout de faire l’histoire du point de vue des dominés ; pour Noiriel, d’interroger les rapports de domination et le caractère fluctuant du « peuple ». Que pouvais-je apporter de nouveau ? Une troisième approche du « populaire » davantage concentrée sur la réception, à savoir, un récit non savant, vulgarisé, tout en restant exigeant sur le fond et la forme. Je me suis replongée dans celui de Noiriel et je me suis à chaque fois posé les questions suivantes : qu’est-ce que je garde ? Comment je le dis ? Je suis entrée en dialogue avec son propre récit. Selon les parties je m’en suis plus ou moins éloignée ; j’ai remplacé des exemples par d’autres ; je n’ai pas choisi le même « début » (c’est toute une histoire le début, vous verrez !) et je vais jusqu’à 2024. Surtout, j’ai été confrontée à des difficultés inhérentes à la vulgarisation. Certaines problématiques me paraissaient trop difficiles à intégrer pour des lecteurs et lectrices qui n’auraient pas forcément les prérequis. Et puis, au fur et à mesure de l’écriture (qui est très longue), j’ai bien sûr « inventé » mon propre récit, avec mon style, ma vision des choses. Je ne me suis rien interdit contrairement aux règles de l’histoire : j’ai commis des anachronismes, assumé la téléologie et j’ai même utilisé le futur ! un comble … Surtout, je me suis donné la liberté de l’empathie, de l’émotion. J’ai eu plusieurs fois les larmes aux yeux – de joie comme de colère – en écrivant ; on verra si les lecteurs les auront aussi. En tout cas c’est une dimension essentielle de ce projet que je conçois comme un outil d’éducation populaire : ma petite quote-part à un contre-poison contre les récits réactionnaires, rances voire dangereux.
« Histoire populaire » et « récit national » s’opposent-ils ?
Ce que l’on appelle communément le « récit national » est un récit qui postule une France « toujours déjà là » comme le disait Suzanne Citron ; du moins depuis deux mille ans, avec les Gaulois. Puis le récit fait du cabotage de héros en héros ; toujours des hommes ( à l’exception de Jeanne d’Arc mais qui entre dans le récit en se « masculinisant ») ; de date en date (1515 ! Marignan) ; avec un moteur qui est celui du progrès, de la victoire du civilisé contre le barbare. C’est une histoire évènementielle, politique, vue d’en haut qui sous-entend que l’histoire est faite et écrite par les puissants et qui laisse des millions de visages et de voix dans l’invisibilité. Dans sa dimension grand public, ce récit national est souvent qualifié de « roman national ». Beaucoup restent nostalgiques de cette manière d’enseigner l’histoire qui est née à la fin du XIXè siècle et s’est déployée dans les fameux manuels scolaires dont les « petits Lavisse » sont emblématiques. On pensait alors qu’apprendre cette histoire par cœur faisait aimer la France. C’est pour cela que le Rassemblement national souhaite qu’il soit à nouveau enseigné dans les écoles, parce que c’est le pendant scolaire de la préférence nationale. Beaucoup de personnes ne voient pas le problème car c’est l’histoire qu’ils ont apprise, une belle histoire que l’on voit encore dans les films, les livres pour enfants, les BD etc. Les gens oublient souvent de se poser une question simple : « où sont les « moi du passé » ? Où suis-je dans cette histoire ? ». C’est ça que répare une histoire populaire. J’essaie de tendre un miroir pour voyager dans le temps et comprendre que les hommes et les femmes ordinaires du passé sont les véritables moteurs de l’histoire. J’essaie aussi de ne pas arroser les souches et les racines comme le fait le roman national, mais plutôt de donner des ailes. J’explique enfin pourquoi la présence de toutes et tous dans ce pays, quelles que soient les origines sociales et culturelles est légitime.
Quel rôle jouent l’école et plus précisément l’enseignement de l’histoire dans le « sentiment national » ?
C’est toujours sidérant de voir l’importance que l’on donne à la mission identitaire de l’enseignement de l’histoire. C’est très largement fantasmé. L’histoire scolaire ne construit pas à elle-seule du sentiment national ; et heureusement. L’enseignement de l’histoire doit plutôt faire réfléchir, il apprend à s’interroger sur ce qui a eu lieu, ce qui n’a pas eu lieu, ce qui aurait pu avoir lieu etc. Il donne des éléments de compréhension sur des processus historiques comme la construction de l’État-nation par exemple. Il éclaire par son rapport à la vérité, ce qui est déjà une immense gageure dans le contexte actuel.
J’ai beaucoup pensé aux professeurs des écoles que je forme ou avec lesquels je travaille en écrivant ce livre. Beaucoup avouent enseigner encore les principaux aspects du récit national faute de formation adéquate. Ils se raccrochent à ce qu’ils connaissent ; ce qui est bien compréhensible. Ce livre est aussi pour elles et eux. Je vois venir le moment du rétablissement du récit national dans les programmes scolaires, au moins du premier degré. J’aimerais que ce livre leur permette de les subvertir.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Histoire de France populaire. D’il y a très longtemps à nos jours. Agone, 2024.
ISBN : 9782748905700