Mireille Brigaudiot est spécialiste des sciences du langage et l’auteure de Langage et école maternelle, publié en 2022. Dans cette tribune, elle qualifie le programme d’enseignement pour le développement et la structuration du langage oral et écrit de l’école maternelle d’« infamant ». Elle en explique les différentes raisons et appelle à résister à ce charabia. Elle dénonçait déjà en avril « une conception des enfants et de leurs manière d’acquérir le langage qui vient d’une autre planète »
« Infamant » : participe présent de l’ancien verbe infamer « déshonorer » « diffamer » « discréditer ». Je qualifie le Programme d’enseignement pour le développement et la structuration du langage oral et écrit de l’école maternelle (B.O. n°41) d’infamant parce qu’il discrédite le Premier ministre, les chercheurs experts, les enfants et les maîtres. Dans son discours de politique générale du 1er octobre dernier, le Premier ministre Michel Barnier dit : « L’école, voilà qui restera la priorité… J’ai confiance dans tous les personnels de l’Education… ils doivent être protégés et accompagnés… et ils ont moins besoin – me semble-t-il – aujourd’hui de grandes réformes et d’une énième refonte des programmes que du bon fonctionnement de leur établissement. »
Et des programmes paraissent au B.O. le 31 octobre du même mois. La parole du Premier ministre est publiquement bafouée (« bafoué » : traité avec un mépris outrageant) ainsi que celle de la plus haute autorité du système éducatif, le Conseil Supérieur de l’Education, qui s’est prononcé en juin quasi à l’unanimité contre le projet de ce programme, dénonçant une « conception à l’envers des apprentissages avec des applications systématiques et mécaniques de procédures… ».
Des experts et chercheurs spécialisés dans la question des apprentissages du jeune enfant avaient réagi au printemps dernier, relevant l’aspect hors-sol d’un programme qui s’intitulerait « le français à l’école maternelle », alors que bientôt 50 ans de programmes (1977-2024) avaient tous préservé le domaine Langage comme singulier et décisif à ce niveau de scolarité. Au diable cette alerte ! Les rédacteurs ont tout simplement effacé le mot « français » pour le remplacer par « langage oral et écrit ». Une manière de mépriser les auteurs de l’alerte (« mépriser » : estimer indigne d’attention ou d’intérêt ») comme s’ils étaient si bêtes qu’ils s’en accommoderaient. C’est pourtant simple à admettre. Comme le dit Sylvie Plane, travailler avec des objectifs du domaine langage, c’est partir des enfants qui sont en cours d’acquisition (modalité développementale) alors que travailler avec des objectifs langue française c’est partir de savoirs savants d’adultes.
Les rédacteurs du Programme 2024 vont passer en revue tout ce qui manque aux enfants : ils sont considérés dans ce texte comme des élèves vides qu’il s’agit de remplir. Exemple pour le vocabulaire : « Le professeur enseigne, en petite et moyenne section, deux corpus de mots par période, trois corpus en grande section et évalue, chaque mois et chaque période, que les corpus de mots enseignés sont bien mémorisés par les élèves ». Ainsi, les enfants ignares (« ignare » : qui n’a reçu aucune instruction, inculte ») doivent recevoir des montagnes d’apports en langue française, doivent exécuter des montagnes d’activités qui risquent de les rendre fous. Exemple dans le paragraphe « Produire des écrits ».
Après une introduction mêlant la production de textes écrits en dictée à l’adulte et les essais d’écriture, des activités disparates et nombreuses se succèdent comme étant des objectifs. La multitude des objectifs fait perdre l’essentiel : en fin de Grande Section (GS), on doit travailler avec un seul objectif « production d’écrit ». En voici un résultat.
Cet enfant de GS en REP+ illustre son dessin en utilisant le principe alphabétique pour écrire, sans aide, LE PER NOEL E EN TRAIN DE PORTE(R) LE KADO. Belle réussite !
Et ça, les rédacteurs l’ignorent, les maîtres l’obtiennent dans le cadre du Programme 2015 qui élevait le niveau. Oui, c’est le cas, parce que les recherches montrent que cet enfant « écriveur » est tout à fait prêt à apprendre à lire.
Enfin, et c’est une conséquence de ce qui précède, on se moque des enseignants, ceux-là même qui sont des experts en maternelle, ceux-là même qui travaillent chaque jour avec cette notion de langage si difficile à comprendre parce que les enfants les surprennent à chaque instant, ceux-là même qui inventent des modes d’enseignement spécifiques à ce niveau de scolarité comme par exemple choisir un album, l’acheter en 2 exemplaires pour qu’il aille aussi à la maison, et le présenter d’abord en le racontant puis en le lisant et le relisant. Je prends cet exemple pour dire à quel point tout est faux dans ce texte programmatique. Non, les enfants « n’apprennent pas vite et beaucoup ». Ils apprennent lentement, et même très lentement, et avec des procédures très différentes de celles des adultes. Ils « travaillent » de manière intelligente, en comparant, analysant, retrouvant, essayant, attendant, riant d’avoir bien anticipé… Et c’est à ça que s’adaptent les maîtres, experts qui tiennent en même temps (oui là il le faut) une relation magnifique avec les enfants ET une interprétation permanente des chemins qu’ils empruntent pour progresser.
C’est du grand professionnalisme. Car eux savent que le bien-être à l’école est une condition du langage. Ils savent par exemple qu’un enfant non-participant peut se mettre à parler à partir du moment où son papa est venu le voir à l’école, ou qu’un enfant qui continue à pleurer en novembre peut s’arrêter si on lui montre que son frère est dans la cour d’élémentaire, tout près de lui. Et oui, tout n’est pas dans les évaluations standardisées. La preuve ? regardez Mana sur mon site, avec le commentaire que j’en fais.
Pour finir, je ne peux pas passer sous silence une autre caractéristique du texte de l’arrêté, son titre : Programme d’enseignement pour le développement et la structuration du langage oral et écrit du cycle 1.
On est en 2024 et la nouvelle directrice de la Dgesco, docteur en langues romanes, ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud, a laissé passer cette formule. Mais que veut dire « structurer le langage », alors qu’on sait depuis longtemps que le langage est une activité (une capacité) du sujet humain, programmé pour l’utiliser dans la communication, les représentations et les expressions de la pensée ? Personne ne peut le « structurer », heureusement. Ce mot, déjà ultra présent dans tous les textes sur Eduscol, ne veut rien dire : ce n’est pas grâce à un enseignement, aussi réglé soit-il de manière quasi militaire, en quantité, en temporalité, en régularité, que l’activité langagière des enfants changera. Au mieux, ils s’arrêteront de parler, ressentant qu’ils risquent quelques exercices supplémentaires…
Résistons à tout ce charabia.
Mireille Brigaudiot
Mireille Brigaudiot, Langage et école maternelle, Hatier 2022.