Vivre sa jeunesse dans une région soumise à la guerre est particulièrement difficile. Le système scolaire qui peut s’effondrer tente toutefois de survivre et de proposer aux élèves les moyens de poursuivre, au moins partiellement, leur scolarité. Au Liban, les équipes éducatives et leurs responsables témoignent ici de leur engagement auprès des jeunes.
La situation libanaise actuelle est très éprouvante pour tous ceux et celles qui tentent de continuer leur mission d’enseignement. En effet, il faut faire face à des problèmes spécifiques, comme l’occupation d’établissements scolaires par des « déplacés » (850 au lycée Clémenceau), mais aussi la fermeture de l’établissement suite à des bombardements (Ensemble scolaire de Mreijeh, situé dans le sud de Beyrouth), l’absence de certains élèves, la mise en place de moyens de substitution aux difficultés d’accès des élèves (enseignement hybride, rythmes allégés), les difficultés des enseignants à venir dans les établissements, la mise en place d’enseignement en ligne… La question cruciale pour le pays, pour les jeunes, leurs parents et les équipes éducatives est de tenter de maintenir un service d’enseignement dans toutes les zones ou cela semble possible. Même si le ministère de l’Éducation publique a décidé la fermeture des établissements jusqu’au 4 novembre, il prend en compte le fait que nombre d’établissements publics servent aussi de lieu d’accueil des familles déplacées, rendant impossible la scolarisation.
Un article de France24 publié le 25 octobre précise que « 75 % des établissements restent fermés ». « Près de 45 000 enseignants ne peuvent pas se rendre sur leur lieu de travail, et plus de 546 000 élèves ont dû quitter leur région ou leur foyer », souligne Hiyam Ishak, directrice du Centre libanais de recherche et de développement pédagogiques. » L’enseignement privé, quelles que soient les confessions, est largement présent au Liban et assure une alternative, certes souvent payante (l’Etat Libanais assurant le financement de certaines écoles dites « semi gratuites » ou « subventionnées », pour les familles les plus pauvres n’a pas payé ces établissements depuis bientôt cinq années…), mais qui reste constante en ce moment, selon la situation locale. Dès lors on comprend qu’outre la situation conflictuelle du moment, celle-ci doit s’analyser dans le cadre de la faillite globale du pays, financière et politique.
L’enseignement supérieur, en particulier confessionnel chrétien, semble continuer ou recommencer les enseignements (comme l’Université Saint Joseph à Beyrouth, mais aussi l’université Libanaise de Beyrouth). Que ce soit en présence ou à distance, on ressent fortement ce besoin de continuer les apprentissages. La jeunesse a montré par le passé son fort engagement pour le pays. La situation actuelle, qui pourtant inviterait plutôt à l’évitement, n’a, semble-t-il pas entamé la volonté de poursuivre les études. Dans les établissements secondaires des cellules d’urgence ont été mises en place incluant, les parents, les enseignants, les responsables des établissements. Ce sont elles qui ont souhaité permettre la continuité pédagogique. Malheureusement, dans un pays dans lequel la pauvreté touche une grande partie de la population (80% dont 30% en extrême pauvreté), dans lequel les migrants syriens sont encore nombreux, maintenir l’éducation en place est, certes un pari, même s’il ne touche qu’une faible partie de la population.
L’enseignement hybride ou à distance reprend partiellement la place qu’il avait déjà prise lors de la crise sanitaire de 2020. Les usages d’Internet sont très importants dans un pays aussi fragile, car il s’agit aussi d’un moyen de continuer à exister, à vivre, en particulier dans le domaine relationnel (usage intensif de Whatsapp). On comprend donc que, malgré les difficultés techniques et d’approvisionnement électrique, la population, et en particulier la jeunesse soit particulièrement active. Aussi pour les enseignants, s’agit-il d’une nouvelle épreuve à surmonter. Les témoignages que nous avons recueillis apportent un éclairage suffisamment réaliste pour nous amener à réfléchir.
Deux témoignages différents permettent de mieux comprendre ce que vivent les communautés éducatives, les élèves, les familles. Le premier concerne une congrégation religieuse qui gère plusieurs établissements au Liban, dont la plupart sont dans la partie nord du pays. Le second concerne un établissement de l’AEFE (Agence pour l’enseignement français à l’étranger) situé à Tyr dans le sud Liban.
Établissement de l’AEFE situé à Tyr
Madame Sandrine Guy, Proviseure, Chef d’établissement du Lycée Français International Elite de Tyr au Liban a été amenée depuis un an à prendre en compte la montée progressive du conflit et ses effets sur la population locale, car l’établissement accueille des enfants et des jeunes de la région sud du Liban donc près de la frontière avec Israël et donc des zones de conflit dès les premiers évènements suite aux évènements du 7 octobre 2023. Le profil des familles dont les enfants sont scolarisés dans cet établissement est plutôt dans la catégorie favorisée sur un plan financier et est multiconfessionnel. Dès les premiers signes d’aggravation de la situation (septembre), et en particulier les bombardements sur Tyr, l’établissement a du être fermé après avoir tenté de faire une rentrée « officielle ». La population a fui la ville et ses environs, tentant de rejoindre des secteurs plus sûrs et surtout des lieux pouvant accueillir les familles déplacées.
S’ajoute aux bombardements, la présence presque incessante des drones de surveillance dont on entend partout le bruit.
Même certains établissements dits conventionnés sont désormais investis par les familles de déplacés, les enseignements sont alors impossibles en présence. Pour l’établissement de TYR « Alors nous, j’ai envie de dire, on ne se pose pas moins de questions puisque pour le moment, nous sommes dans une zone d’interdiction absolue« . La chef d’établissement ajoute « Mais nous avons eu des bombardements à proximité de l’établissement dès le 23 septembre. C’est le début de l’exode, on va dire. Tout le monde s’en va comme ça. Et en fait, ces déflagrations ont provoqué des dégâts, effectivement, dans l’établissement, notamment des bris de glace, de portes, de portes aussi, de portes en bois. ». L’établissement n’a pas été abandonné, « Donc, certains ont un petit peu essayé de rester. Et puis, ce n’était plus possible, en fait. Donc là, tout le monde est reparti, sauf deux gardiens. ». Les souvenirs sont revenus, se rappelant les bombardements de 2006 qui avaient épargné le secteur de TYR, mais atteint nombre d’autres sites (aéroport, Beyrouth sud, routes vers la Syrie…) en trente-trois jours de conflit. La fermeture intervient quelques jours après l’affaire des bippers piégés et la montée en intensité du conflit. « C’est donc dès le 23 que se met en place l’organisation avec les enseignants, en accord avec l’ambassade, en lien avec les comités de parents. « . Le déplacement des populations va donc imposer la mise en place d’un enseignement à distance.
Les traumatismes sont multiples au sein de la communauté éducative au sens large. Décès d’un proche, destruction du domicile, affectent la plupart, même si l’on reconnaît que, dans cet établissement, il semble que les moyens matériels de chacun leur permettre de mieux affronter ces difficultés. Pour les modalités concrètes d’enseignement à distance on sait « qu’un élève peut-être ne pourra jamais se connecter à de la visio, mais il faut donc que l’asynchrone lui permette de suivre donc on est sur l’idée qu’en fait c’est la structuration du cours on part de l’asynchrone et c’est le synchrone qui officie les temps de régulation etc c’est un petit peu différent de ce qu’on faisait pendant le Covid évidemment. ». Les pratiques des enseignants se sont donc adaptées « Donc, j’y suis allée en disant, écoutez, c’est un enjeu éducatif, mais derrière ça, c’est un enjeu humain vis-à-vis de nos élèves. On ne peut pas, dans ces circonstances, les abandonner. Au début, je les ai mis à l’aise parce qu’il y a toujours cette peur de ne pas bien faire. Ça ne sera pas parfait, on va être d’accord. On ne fera pas tout bien. On ne fera pas… forcément ce qu’on avait prévu. Mais il faut faire. ». On remarque donc l’engagement de tous et toutes et en particulier la solidarité et l’entraide entre enseignants, personnels. Malgré la difficulté de certains à affronter la situation la proviseure, chef d’établissement entend maintenir une forme de continuité éducative « C’était les vacances et on n’allait même pas se dire au revoir. Voilà, donc, on essaye de créer ces petits rituels, même informels, en visio, pour garder le lien, garder le contact« . Faire face à ces évènements suppose une adaptabilité de tous les instants aussi bien pour les enseignants que pour les familles et les élèves. Le souhait principal de toutes et tous est de garder le fil rouge de la scolarisation, allant jusqu’aux examens si possible. La situation actuelle est pour l’instant un piège dans lequel il faut continuer de se débattre au service des élèves.
Établissements d’une congrégation religieuse implantée au Liban
La responsable du bureau pédagogique des établissements scolaires de cette congrégation religieuse (avec laquelle nous travaillons depuis plus de vingt années et qui a souhaité ne pas être nommée), a pu rassembler plusieurs témoignages de leurs établissements. Cette congrégation s’adresse en particulier aux familles ayant peu de moyens financiers (certains établissements étant « subventionnés » par l’État). La fragilité et la diversité des situations rend très difficile un regard unique. Entre présentiel habituel dans les zones en dehors des espaces de conflit direct, le présentiel partiel et l’hybridation synchrone, asynchrone, chaque équipe s’adapte au contexte dans lequel elle exerce leur enseignement.
Le témoignage d’Eliana, directrice pédagogique située à Mreijé est édifiant :« Notre établissement, implanté en zone rouge, subit de plein fouet les bombardements et les attaques. Partiellement détruite, notre école compte des classes entièrement dévastées, des fenêtres et portes brisées, des salles de classe éventrées et des murs troués. ». S’engageant dans l’enseignement en ligne, « nos élèves, portés par une soif de vie et de savoir, ont fait preuve d’une volonté inébranlable de persévérer, soutenus par la meilleure équipe éducative ». En proposant de l’enseignement synchrone mais aussi asynchrone, l’établissement souhaite permettre aux enfants à surmonter les difficultés de connexion et à prendre en compte les situations particulières des familles, parfois déplacées. « notre taux de participation en ligne varie entre 75 % et 95 %, un résultat exceptionnel dans le contexte actuel ». On ressent bien sûr la volonté de toutes et tous de ne pas baisser les bras, en espérant une amélioration prochaine de la situation.
Une sœur de la congrégation témoigne aussi en évoquant particulièrement l’engagement des enseignants. Elle déplore la qualité très inégale de l’accès à Internet. De plus, elle signale que, à la maison il est difficile pour les enfants de partager parfois un seul ordinateur à trois enfants et avec les parents. Ils sont amenés à ne pas utiliser la caméra pour alléger le flux de données. L’enseignement hybride pose problème car il est difficile dans les périodes en classe, comme en visioconférence, d’avoir des échanges directs avec les élèves, même s’ils tentent de le faire, cela leur prenant beaucoup de temps. De plus, l’arrivée de jeunes déplacés vient s’ajouter à une situation difficile à vivre. Cet engagement des équipes doit être salué. Cela d’ailleurs pose aussi problème pour assurer la rémunération juste du temps des enseignants qui peuvent être très sollicités.
Pour poursuivre dans le temps
Dans tous les conflits, la préparation de la suite, la continuité, sont des éléments importants. Dans le cas du Liban, si une grande partie des jeunes est déscolarisée, au moins jusqu’au 4 novembre, l’avenir reste très incertain dans les semaines à venir. Le risque d’épuisement des équipes éducatives est réel. Toutefois, ce que les témoignages indiquent, il y a pour l’instant une volonté de maintenir des contacts avec les élèves. Ainsi l’éducation, en particulier scolaire, est-elle encore davantage au centre du « faire société ». Maintenir les liens, assurer un encadrement, un accompagnement s’avère une nécessité. Les enseignants y puisent aussi une motivation particulière qui leur permet, eux-aussi, de surmonter les incertitudes du quotidien et la pression psychologique qui touche toute la population.
Nous appelons donc à montrer à tous ces enfants pris dans les conflits actuels et à leurs éducateurs, que la force des liens éducatifs est un élément essentiel pour continuer à vivre le mieux possible. Le contraste radical que nous percevons dans ces entretiens avec des acteurs du Liban avec ce que nous vivons en France doit nous inciter d’une part à l’empathie et d’autre part à l’humilité : l’échelle des difficultés est bien différente entre les pays. N’oublions pas ceux qui sont directement en situation de conflit.
Bruno Devauchelle
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