« Plutôt qu’adopter une vision manichéenne du harcèlement scolaire, ne vaudrait-il pas mieux accepter la complexité de la psyché humaine, reconnaître que chacun d’entre nous peut devenir agresseur et apprendre en conséquence à contrôler nos pulsions agressives, à refuser la tentation de chercher un bouc émissaire à nos maux ? » demande Bruno Voirnesson. Bruno Voirnesson est Conseiller Principal d’Education (CPE) en Vendée et sociologue de l’éducation. Il est l’auteur d’une thèse sur les violences à l’école. Il analyse dans cet article les mesures et la communication gouvernementales de lutte contre le harcèlement à l’école qu’il juge et génératrices d’anxiété pour les familles, et contre-productives.
Un peu d’histoire
Longtemps, la violence à l’école a été perçue comme d’origine extérieure aux établissements. L’école devait rester un « sanctuaire ». Il fallait la protéger de la barbarie des « sauvageons » des quartiers avoisinants. Tout au long des années 1990-2010, ce ne sont pas moins de neuf plans antiviolences qui ont été annoncés par les ministres successifs en réponse à des incidents médiatisés, plans axés autour de la fermeture des établissements et du renforcement du partenariat école-police-justice. Il a fallu toute la détermination de sociologues spécialisés dans l’étude et la mesure des violences scolaires (Eric Debarbieux, Cécile Carra, Catherine Blaya, pour n’en citer que quelques-uns) pour faire comprendre que la violence à l’école est essentiellement constituée d’une multitude d’actes de microviolences entre élèves (moqueries, insultes, marques de rejets, bousculades et parfois coups, bagarres) échappant à la réponse pénale et qu’ériger des barrières ou implanter des caméras n’empêchait nullement ces actes de se produire quotidiennement. Le changement de paradigme ministériel date de 2011, avec la réunion des assises nationales contre le harcèlement, sous l’égide de Luc Chatel, ministre de Nicolas Sarkozy.
Dans la foulée, une délégation nationale chargée de la prévention et de lutte contre les violences en milieu scolaire est créée, animée par Eric Debarbieux. L’année suivante, une première campagne nationale de sensibilisation au harcèlement scolaire est mise en place. Des clips vidéo sont diffusés sur les chaînes télévisées et les réseaux sociaux. Un site internet dédié est créé. Des ressources pédagogiques sont mises en ligne et constamment mises à jour. Un concours national d’affiches et de vidéos est lancé. Progressivement, les établissements scolaires s’engagent. Toujours plus de professeurs d’école, de collèges et de lycées, de CPE, d’infirmières, d’assistantes scolaires, de psychologues et de chefs d’établissements apprennent à repérer les situations, et à les traiter.
2021, un programme de prévention du harcèlement, Phare
Afin de renforcer la dynamique, un programme de prévention du harcèlement (le programme phare) est expérimenté en 2021, avant d’être généralisé à l’ensemble des écoles et collèges en 2022, puis aux lycées en 2023. Ces programmes définissent un protocole local de traitement des suspicions de harcèlement, encouragent les établissements à mobiliser des élèves en tant qu’“ambassadeurs” et à participer au concours d’affiches et de vidéos. Des milliers de professionnels sont formés à une méthode visant à développer l’empathie chez les élèves : la méthode de préoccupation partagée.
Au regard de ces progrès, on s’attendrait donc à ce que le ministère adopte une communication rassurante à l’égard des familles et les incite à entrer en contact avec ces professionnels formés, lorsque le besoin s’en fait sentir.
Des programmes qui nourrissent l’anxiété des familles
Or, c’est le contraire qui se produit. Non seulement, les campagnes de sensibilisation validées par le ministère alimentent l’anxiété des parents en soulignant constamment le risque suicidaire attaché aux situations les plus graves, mais les clips de prévention se terminent systématiquement par le rappel d’un numéro vert quand il semblerait de bons sens d’inciter les parents à se rapprocher des professionnels qui agissent au sein de l’école de leurs enfants ! Alors que les circulaires officielles ne cessent de mettre en avant la construction d’une alliance éducative autour de l’enfant, ces vidéos laissent parfois sous-entendre que les personnels des écoles, collèges et lycées sont aux mieux incompétents car peu formés, et sinon indifférents à la souffrance des enfants.
Le clip diffusé en septembre dernier est à cet égard en tout point édifiant ! Dans la vidéo, intitulée « les adultes face à la réalité du harcèlement scolaire », de jeunes acteurs jouent avec conviction et talent des scènes qui se déroulent parfois réellement dans les écoles, les collèges et les lycées mais ces agressions s’enchaînent ici dans un laps de temps très court, provoquant un choc émotionnel chez le spectateur du clip (ce qui est l’effet recherché) mais offrant un miroir très déformé de la réalité. En effet, la mise en scène ignore délibérément les moments de répit (tous ces moments où l’élève harcelé est laissé tranquille, ce qui constitue la majeure partie de son quotidien) ainsi que toutes les stratégies de coping auxquelles un individu recourt pour tenir face au stress. Elle omet également les interactions protectrices (les marques de soutien des proches, les moments de détente avec des amis, le temps passé avec des adultes).
D’ailleurs, et c’est un aspect problématique du clip : où sont les adultes ? Ceux-ci sont les grands absents des saynètes, comme si les élèves étaient livrés à eux-mêmes dans les établissements scolaires. Dans le collège dans lequel je travaille, les assistants d’éducation circulent entre les tables au self, surveillent la cour, passent dans les couloirs, passent très régulièrement dans les toilettes, font sortir les groupes qui s’y attroupent. Dans tous les espaces surveillés, ils sont attentifs aux attitudes des élèves et particulièrement aux élèves isolés. De même, pendant les cours, les professeurs observent et régulent ce qui se déroule en classe. Contrairement à ce que le clip suggère, peu d’acteurs scolaires ignorent aujourd’hui que certains conflits entre élèves peuvent dégénérer et qu’il faut se préoccuper de la dynamique des relations entre pairs !
Enfin, aspect particulièrement préoccupant du message délivré par ce clip de « prévention », tous les cas de harcèlement sont assimilés à la pire des situations (une élève isolée, soumise à des agressions permanentes d’un groupe de pairs, qui vont jusqu’à l’inciter à se suicider), laissant penser que le million d’enfant qui déclarent se sentir harcelés[1] chaque année se trouve dans cette situation extrême.
Des situations variées de harcèlement
Or, c’est très loin d’être le cas. Les déclarations des élèves recouvrent des situations de durées différentes (de quelques jours à plusieurs mois), d’intensités différentes (d’un surnom, de moqueries répétées de manière espacée à une multitudes d’attaques tant verbales que physiques, et très rarement des incitations explicites au suicide[2]). Les situations de harcèlement impliquent un nombre très variable d’agresseurs : un seul élève (parfois un ancien meilleur copain), un groupe de quelques élèves, plus rarement une classe entière… Et les motivations de ces « agresseurs » sont très diverses. Dans de nombreux cas, les élèves agissent par simple conformisme avec le groupe, sans avoir vraiment conscience de l’impact de leur comportement. Pour les plus acharnés, il faut parfois décider de sanctions, mais la plupart du temps, il suffit de faire réfléchir les élèves à ce que les victimes de leurs jeux ressentent pour qu’ils modifient leurs attitudes et s’excusent[3]. Quand elles sont connues et traitées, la plupart des situations s’arrêtent très vite. L’enjeu est donc de faire en sorte que les élèves signalent le plus vite possible les conflits qu’ils ne parviennent pas à régler par eux-mêmes.
Dépasser une vision manichéenne
En la matière, la dramatisation excessive du harcèlement portée par la vision manichéenne[4] qui partage le monde scolaire entre des victimes innocentes et des agresseurs cruels est non seulement fausse, mais elle est totalement contre-productive. Fausse, car les élèves peuvent occuper l’une ou l’autre des postures selon les circonstances, comme en attestent les cas nombreux d’enfants « harceleurs » ayant été « harcelés » quelques années auparavant. Contre-productive, car l’insistance sur le risque suicidaire provoque une angoisse irrationnelle chez un nombre minoritaire mais croissant de parents qui sont convaincus que leur enfant vit l’enfer au moindre conflit et ne cessent d’interpeller les professionnels des écoles et de mettre en doute leurs analyses. Ces parents se montrent parfois extrêmement vindicatifs. Leurs messages sont de plus en plus fréquemment assortis de menaces d’intervention directe de leur part, de dépôt de plaintes contre ces élèves ou les personnels « qui ne font rien », de recours auprès de la hiérarchie « pour nous obliger à agir ». Cette panique parentale semble parfois gagner les professionnels des institutions partenaires. Ce sont des médecins, eux-mêmes sous pression[5], qui rédigent des certificats médicaux attestant de la réalité d’un harcèlement scolaire sur la base de la seule version de la famille plaignante, contribuant à renforcer la défiance des parents concernés à l’égard des analyses développées par les professionnels de l’école, lesquelles analyses sont étayées, dans le collège dans lequel je travaille, par des rencontres systématiques avec tous les élèves concernés et l’interrogation de tiers en position d’observateurs (délégués de classes, témoins, professeurs de la classe), en plus de reposer sur des compétences développées au fil d’années d’expériences et de lectures académiques.
Une vision manichéenne contre-productive
Cette vision manichéenne est contre-productive enfin, car elle accroît les tensions avec les parents des élèves « agresseurs » qui refusent que leurs enfants soient considérés comme des individus pervers, et rend plus difficile pour ces enfants le fait d’endosser leur responsabilité dans les conflits. Car, rappelons-le, avant d’être « harcelé », ou « harceleur », un élève est un adulte en devenir, un enfant ou un jeune en train de se construire, d’apprendre, susceptible de commettre des erreurs, de prendre de mauvaises décisions et d’adopter de mauvaises postures qu’il convient de corriger. En l’occurrence, l’étiquetage déviant accolé aux « harceleurs » rend plus difficile l’accompagnement éducatif nécessaire pour aider ces jeunes à mieux comprendre leurs émotions, à gérer leurs frustrations, à résoudre leurs conflits sans s’en prendre violemment à leurs camarades de classe.
En résumé, plutôt qu’alimenter la peur en insistant sur le risque suicidaire, ne vaudrait-il pas mieux centrer la communication sur les interactions les plus banales, en identifiant les facteurs susceptibles de générer des situations non-maîtrisées (comme le clip de la saison précédente « quand ça blesse, il faut que ça cesse » l’avait remarquablement fait) ? Ne vaudrait-il pas mieux dédramatiser les conflits, accepter leur normalité et renforcer les habiletés psychosociales des élèves pour leur permettre de les solutionner sans recourir à quelque forme de violence que ce soit ? Plutôt qu’adopter une vision manichéenne du harcèlement scolaire, ne vaudrait-il pas mieux accepter la complexité de la psyché humaine, reconnaître que chacun d’entre nous peut devenir agresseur et apprendre en conséquence à contrôler nos pulsions agressives, à refuser la tentation de chercher un bouc émissaire à nos maux. Car comment prétendre faire société en cultivant la défiance à l’égard de « l’autre » ?
Bruno Voirnesson
[1] D’après les estimations des enquêtes de la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère du ministère de l’éducation nationale.
[2] En vingt ans d’expérience, j’ai plus souvent entendu ou lu des allusions telles que « tu ne sers à rien », « on ne veut plus te voir » que des phrases directes telles que « tu ferais mieux de te suicider », « suicide-toi » que montre le clip.
[3] C’est évidemment plus difficile quand l’élève pris pour cible est lui-même agressif de manière indistincte avec tous les membres du groupe, au point de décourager les plus empathiques de ses camarades de classe. Dans ce cas, un accompagnement psychologique est souvent nécessaire, en plus de temps de régulations avec le groupe. L’enjeu est alors de rassurer l’élève pour lui permettre d’abandonner ses agressions préventives.
[4] Rappelons ici les termes simplistes, mais électoralement efficaces de l’ancien ministre, M. Attal « la peur doit changer de camp ».
[5] Cf. les violences en hausse à l’égard des professionnels de santé, relayé par un article récent du monde, paru dans l’édition du 9 octobre
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