Comment l’école peut ou doit-elle prendre en compte les nouvelles pratiques et compétences des jeunes dans leur vie quotidienne ? Pour répondre aux questions que posent à l’école les évolutions qui touchent les jeunes, le Cnesco organise aujourd’hui et demain les 5 et 6 novembre 2024, sa 8e conférence de consensus consacrée aux nouveaux savoirs et aux nouvelles compétences des jeunes, leur construction dans et hors de l’école. A l’occasion de la conférence du Cnesco, nous avons interrogé les co-présidents de la conférence Anne Cordier (Université de Lorraine) et Cédric Fluckiger (Université de Lille) avec André Tricot, co-responsable du Cnesco.
Pourquoi une conférence sur la thématique des nouveaux savoirs et des nouvelles compétences ?
André Tricot, co-responsable du Cnesco : Des mutations sociétales majeures – changement climatique, révolution numérique, importance grandissante des compétences psychosociales dans le milieu professionnel – représentent des défis pour l’école, qui, sans en être ignorante, a des difficultés à s’en saisir. En outre, des travaux de recherche critiquent régulièrement le manque de pertinence de certains objets étudiés à l’école : l’école serait ainsi trop éloignée de « la vraie vie » des jeunes. Elle ne prendrait pas non plus en compte un ensemble de pratiques qu’ils développent dans des situations informelles en dehors de l’école (au contact de leurs cercles amicaux, familiaux, extrascolaires, etc.). Par exemple, pour ne parler que du numérique, de plus en plus de jeunes possèdent un téléphone, s’informent en ligne ou encore utilisent l’intelligence artificielle. Cela questionne les ponts à établir entre l’école et les pratiques qui se développent en dehors de l’école. Cet écart entre ce qu’il se passe hors de l’école et les enseignements scolaires n’est pas forcément négatif ; il correspond aux besoins des jeunes de se construire aussi de manière autonome en dehors de l’école, socialement et culturellement. Toutefois, il peut conduire à creuser les inégalités entre élèves : en dehors de l’école, l’accès à l’information ou au numérique est inégal, leur utilisation et leur appréhension sont diverses. De même, la compréhension et l’intégration au quotidien des enjeux climatiques divergent entre élèves. Or, les apprentissages concernant ces questions sont essentiels pour faire de chaque élève un citoyen de demain et pour favoriser son insertion professionnelle. Pourtant, l’école ne s’en saisit encore que partiellement.
Qu’est-ce que vous entendez par nouveaux savoirs et nouvelles compétences ?
Anne Cordier, co-présidente de la conférence (université de Lorraine) : Vaste question ! Y a-t-il vraiment de « nouveaux savoirs » et de « nouvelles compétences » ? Que signifie ce qualificatif « nouveau » qui est attaché très souvent aux discours contemporains (« nouvelle » école, « nouveaux élèves », « nouveaux » apprentissages) ? En vous répondant par ces questions, je vous partage nos interrogations lors du travail de préparation de cette conférence de consensus. Il s’agit avant tout d’identifier les savoirs et les compétences que les enfants et les adolescents développent hors de l’école, et ceux que les élèves développent dans la classe, et comment se fait la circulation entre ces sphères d’apprentissage.
Cédric Fluckiger, co-président de la conférence (université de Lille) : Que l’école se pose cette question de l’adéquation entre ce qu’elle enseigne et ce que les élèves apprennent en dehors de ses murs n’est pas nouveau. Croire le contraire reviendrait à adopter une vision très réductrice de l’école du passé. Les rapports scientifiques et les interventions d’Agnès Grimault-Leprince, de Julien Netter, d’Emmanuel Sander ou encore de Cécile de Hosson apporteront des éléments précieux sur cette articulation dans et hors de l’école. Il est également intéressant de questionner la notion de « compétences ». Importée du monde professionnel, elle pose la question de ce que nous (en tant que société) attendons de l’école : à quoi voulons-nous qu’elle forme ? Qui voulons-nous qu’elle forme (et qui reste sur le bord du chemin) ? Les interventions de Sophie Morlaix, Even Loarer, Klara Kövesi et Ariane Fréhel documenteront ces liens entre école et vie professionnelle.
Anne Cordier : Il s’agit aussi de questionner l’impression d’un changement radical des pratiques et du monde : le public et/ou le contexte (je pense notamment aux évolutions technologiques) serait tellement différent que plus rien ne pourrait être comme « avant » (cet « avant » restant à définir). Ce discours, scientifiquement peu étayé en réalité, est socialement peu constructif, car il conduit à un sentiment d’impuissance, face à une situation si inédite qu’on ne se sent pas capable de transférer des manières de faire.
Ainsi, le fait de s’interroger sur les « nouveaux » savoirs et les « nouvelles » compétences, ne doit pas dispenser de la nécessité d’interroger aussi ce qui ne change pas, bien au contraire. C’est cet équilibre qui traverse la conférence de consensus. En actualisant les connaissances scientifiques sur un certain nombre de domaines d’apprentissages dans et hors la classe, l’objectif est de documenter les reconfigurations potentielles d’ores et déjà à l’œuvre et celles qui sont souhaitables au regard des résultats de la recherche.
Cédric Fluckiger : Finalement, nous ne disons pas qu’il n’y a strictement rien de nouveau sous le soleil : les attentes de la société envers l’école évoluent aujourd’hui comme elles l’ont toujours fait, ce qui questionne les contenus enseignés et la manière de les faire résonner les uns avec les autres. Mais choisir cette thématique, c’est prendre garde aux effets de mode, car on s’aperçoit que certaines compétences qualifiées un peu rapidement de « nouvelles » ou « du 21e siècle » (par exemple la créativité) sont en réalité au cœur des finalités données à l’école et aux disciplines scolaires depuis longtemps.
Quels sont les objectifs de cette conférence ?
André Tricot : Cette conférence de consensus s’inscrit dans un double objectif récurrent dans les travaux du Cnesco, celui de promouvoir la qualité et l’équité de l’école. La réflexion reposera ainsi sur trois axes : les savoirs et les compétences qui se développent aujourd’hui de manière informelle en dehors de l’école, et les conditions pour les exploiter, les soutenir ou les renforcer dans le cadre scolaire. Ensuite, il s’agit de l’organisation et le choix des contenus et des compétences transmises à l’école pour former au développement durable, au numérique ainsi qu’aux compétences psychosociales. Le troisième axe concerne les savoirs et les compétences essentiels pour permettre une insertion sociale et professionnelle de tous les jeunes à la lumière des mutations sociétales. Comme pour toutes les conférences de consensus du Cnesco, un jury d’acteurs de l’éducation a été réuni et formé en amont de la conférence. Ce jury a pour rôle de rédiger des recommandations qui s’appuient sur les ressources scientifiques produites à l’occasion de la conférence. Ces recommandations sont également nourries par l’expérience de chaque acteur qui compose ce jury, afin qu’elles soient compatibles avec les réalités du terrain. Un autre objectif de cette conférence est de partager avec nos partenaires (Réseau Canopé, réseau des Inspé, Ifé-ENS de Lyon, académies…) l’ensemble des ressources et les recommandations de la conférence et de les accompagner dans la conception et dans la mise en œuvre de dispositifs de formation.
Quelles dimensions du numérique vont être abordées ?
Cédric Fluckiger : Le problème avec la question du numérique, qui est au cœur des travaux d’Anne Cordier et de moi-même, c’est justement qu’il est partout. Éric Bruillard posait un jour la question de l’intérêt qu’auraient des recherches sur l’électricité dans l’éducation… Comme l’électricité, le numérique est là ! Poser la question de son impact ou de ses effets a peu de sens (d’ailleurs, par rapport à quoi pourrait-on bien comparer ?). Comme pour le caractère « nouveau » des savoirs ou la notion à la mode de « compétence », nous pouvons d’ailleurs nous interroger sur ce que recouvre en réalité « le numérique » dans les discours sur l’école. Car du tableau numérique interactif à un jeu éducatif, en passant par ChatGPT, il y a bien sûr un élément commun, c’est la forme « numérique » de l’information, car la forme « analogique » qui existait avant tend à disparaître (comme pour nos télévisions et téléphones qui sont désormais numériques). Pour autant, on sent bien qu’il s’agit de technologies qui ont une place très différente dans les processus d’enseignement et d’apprentissage : il n’est pas rare que l’on recoure à un terme aussi vague pour un peu tout mélanger et passer sans précaution d’une idée juste (par exemple, tel outil permet aux enfants dyslexiques de bien apprendre) à une idée plus discutable (si l’école échoue pour un grand nombre d’élèves, c’est parce qu’on n’a pas encore trouvé le bon outil). C’est aussi le rôle d’une telle conférence de présenter au jury des discours de recherche qui commencent par déconstruire ces grandes évidences et proposent des visions et des résultats plus nuancés. Le numérique est donc présent de manière importante dans la conférence, mais plus comme un élément de contexte, qui modifie par exemple la manière dont les jeunes s’informent ou communiquent, que comme un élément qu’il faudrait interroger en soi.
Anne Cordier : De fait, vous vous en doutez, cette question de la place du numérique dans une conférence de consensus portant sur les « nouveaux savoirs et nouvelles compétences », nous nous la sommes posée de suite. Et nous en avons beaucoup discuté également avec le comité d’organisation de la conférence. Tout à l’heure, nous insistions sur le risque de succomber à un discours affirmant un changement radical des pratiques et du monde. Typiquement, le « numérique » – que nous distinguons bien de l’« informatique » – cristallise cette conception. D’où notre grande vigilance à ce sujet. Ainsi, nous pensons essentiel de bien faire la part des choses. Vous verrez que certaines interventions seront d’ailleurs plutôt liées aux enjeux techniques des usages des élèves, comme celle Jean-François Cerisier, alors que Pierre Tchounikine explorera la question de l’éducation à l’informatique dans un quotidien toujours plus numérisé.
D’autres poseront les enjeux critiques face à l’information, comme Gilles Sahut, qui apportera des éléments de clarification sur la manière dont les jeunes s’informent aujourd’hui et comment cette prise en compte peut bénéficier à leur éducation aux médias et à l’information. Dans un thème proche, l’intervention de Mônica Macedo-Rouet viendra en résonance à cette intervention. Elle abordera le développement d’un esprit critique qui fasse sens avec les pratiques quotidiennes des élèves, notamment en saisissant les enjeux face à la manière dont ils évaluent les informations qu’ils lisent, seuls ou en groupe, dans leur quotidien.
Et évidemment, impossible de ne pas accorder une place dans cette conférence aux réflexions liées aux intelligences artificielles (IA) génératives, comme Chat GPT, utilisé par de nombreux élèves. Pierre-Yves Oudeyer questionnera la manière dont les élèves et les enseignants comprennent à la fois le fonctionnement de ces IA, ainsi que les différents enjeux auxquels ils sont et seront confrontés. En ce sens, le numérique doit aussi être envisagé comme un objet d’enseignement-apprentissage : quels sont les savoirs à développer dans le parcours scolaire d’un élève pour qu’il puisse maîtriser un ensemble de connaissances et de compétences permettant d’évoluer dans un environnement numérique, et plus largement dans notre société, et d’y opérer des choix, de ressources et d’activités, mais aussi de comportements et de valeurs, en conscience ? Il s’agit tout au long de la conférence de s’intéresser à la circulation des savoirs dans et hors de l’école, et la numérisation des activités quotidiennes juvéniles impose avec force de traiter cette question.
L’éducation au développement durable (EDD) a une place importante dans le programme, pourquoi ce choix ?
André Tricot : Parce que le changement climatique et la lutte contre celui-ci constituent une mutation majeure de notre société. Cette mutation est prise en compte dans les programmes scolaires, mais comment former les élèves dans un contexte où beaucoup se construit dans d’autres sphères de leur vie ? En effet, en ligne ou lors de manifestations, de nombreux enjeux liés au réchauffement climatique se transmettent à travers les pairs, la famille ou encore les réseaux. Certains évènements plus ou moins récents comme les différentes grèves pour le climat ont montré des engagements forts qui pourtant ont créé une tension avec les attentes de l’école. Comment les former efficacement, c’est-à-dire non seulement les informer des enjeux, mais leur enseigner des pratiques écoresponsables de façon réellement efficace ? Comment connaître, valoriser et utiliser ces savoirs hors de l’école ? Est-ce que l’école peut et doit contribuer à un changement de pratiques des jeunes ?
Pour cette conférence, nous avons choisi de nous concentrer sur trois aspects centraux des enjeux liés à l’éducation au développement durable : les savoirs scientifiques, l’engagement des élèves et leurs comportements pro-environnementaux. Chacun de ces aspects abordera une tension liée à la dialectique « dans et hors de l’école » que rencontrent les élèves. Par exemple, l’intervention d’Évelyne Bois portera sur la manière de développer une forme de citoyenneté chez les élèves, l’écocitoyenneté, en allant au-delà des petits gestes du quotidien, qui ont finalement peu d’impact sur le changement climatique. Elle explorera comment mobiliser les élèves et les amener à réfléchir de manière plus globale sur le réchauffement climatique. Gladys-Barragan-Jason partagera avec nous les résultats de la recherche susceptibles d’encourager les comportements pro-environnementaux chez les élèves en renforçant leur connexion à la nature.
Anne Cordier : De façon plus « méta » pourrait-on dire, interroger l’EDD et son traitement dans l’école, c’est aussi interroger la place et les modalités de mise en œuvre de ce qu’on appelle « les éducations à » (éducation aux médias et à l’information, éducation à la santé et à la sexualité, éducation au numérique, etc.). Cette focale est essentielle au regard des enjeux climatiques et plus largement politiques mentionnés plus haut, mais elle est aussi une opportunité de mise en perspective avec d’autres « éducations à », l’ensemble de ces « éducations à » faisant l’objet de questionnements similaires pour les acteurs de l’éducation, engagent particulièrement la problématique des interrelations entre apprentissages dans et hors de la classe.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
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