Mais d’où sort bondissant joyeusement sur l’estrade du Palais du festival ce Sean Baker lauréat de la Palme d’Or 2024 pour Anora ? Né à New-York en 1971, prodige du cinéma indépendant américain, au talent reconnu et souvent primé, encore méconnu d’un large public, Baker continue à sortir des sentiers battus, surmontant les obstacles, financiers notamment, avec détermination. Vingt ans d’expérience exigeante, huit films insolites et transgressifs (de Four Letter Words en 2000 à Red Rocket en 2021 entre autres) construisent une œuvre rebelle et dessinent le portrait, à la fois tranchant et attachant, des laissés-pour-compte et des enfants perdus de l’Amérique. Il est temps de découvrir le nouveau film décapant de Sean Baker et d’aimer Anora.
Anora, conte de fées trash, fiction renversante
Nous faisons sans préliminaire la connaissance d’Anora (Mikey Madison) sur son lieu de travail, un club de luxe de Manhattan aux musiques électros assourdissantes et aux lumières rouges où elle exhibe son corps de strip-teaseuse avec une dextérité professionnelle sans pareille. Parmi les clients, elle fait la connaissance, au milieu d’une bande de copains, d’Yvan (Mark Eydelshetey), garçon tout fou à l’allure juvénile et fils d’un oligarque russe. Entre la jeune fille délurée qui se fait prénommer Ani (une façon de gommer son origine ouzebèque) et le riche galopin fêtard, le courant passe. Et sans coup férir nous voici immergés dans une aventure intime, la rencontre sexuelle entre une prostituée qui n’a pas froid aux yeux et un ‘fils à papa’ qui dépense sans compter.
Première fausse piste : nous sommes loin de l’idylle avec happy end nouée entre un homme d’affaire milliardaire, interprété par Richard Gere, et une jeune femme vendant ses charmes sur Hollywood Boulevard dans Pretty Woman de Garry Marshall [1990], film qui fit de Julia Roberts, dans le rôle titre, une star. Ici Ani, à qui son jeune client déchaîné fait un pont d’or pour la garder sept jours durant, se prend au jeu, au fil des acrobaties érotiques et des étreintes sensuelles avec son partenaire jouissant et réjoui jusqu’à l’épuisement.
Ainsi donc, sur l’immense canapé de la demeure de grand standing aux larges baies vitrées dans la lumière grise du jour qui éclaire leurs ébats rieurs, Ani se grise de l’illusion d’un conte de fées. Et nous adhérons un temps à son rêve transgressif : prise d’une euphorie qui fait fondre raison et prudence, la fille qui monnaye son corps se voit en princesse et épouse fissa son prince plein aux as à Las Vegas.
Les suites du mariage s’accompagnent vite d’un choc tellurique. Et pour nous d’un gros coup de canif dans le tissu narratif. Deux hommes baraqués font une irruption fracassante au domicile conjugal. Leurs mines peu avenantes annoncent des intentions hostiles et Yvan prend la poudre d’escampette et abandonne Ani sans se retourner.
Les mille et une métamorphoses d’une fiction rétive à toute assignation
Au salon la bataille fait rage. Elle s’annonce serrée. Les parents, qui vivent en Russie, révoltés par la nouvelle de ce mariage inconcevable, sont les commanditaires de cette entrée brutale par effraction. Tandis qu’ils partent pour New-York, il s’agit de mettre la main sur leur fils et de faire casser par la loi une union contractée à la hâte.
Brutalement Anora change de registre après l’embardée euphorique des jeunes amants fous emportés dans le tourbillon d’une existence où l’argent (associé au plaisir) coule à flots, nous basculons dans un récit réaliste, entre thriller social et comédie dramatique.
L’héroïne (présente dans quasiment tous les plans, embrassée généreusement par la caméra de Drew Daniels, subtil directeur de la photographie) se cogne au réel, bien décidée à en découdre. Au cours d’une longue séquence de bagarre (magistralement captée dans son amplitude et sa vitesse), séquence au cours de laquelle Ani combat avec toute l’agilité et la pugnacité de son jeune corps comme une gymnaste habile, les colosses la maîtrisent difficilement, l’un lui attache les chevilles et, l’intensité de ses cris stridents et prolongés conduit à lui mettre un bâillon sur la bouche. Observation entre taiseux fébriles dans une ambiance à couper aux couteaux. Ils ont besoin d’elle qui seule peut leur indiquer les lieux fréquentés par le fuyard. Une fois libérée, Anora se déchaîne, et détruit, avec la violence systématique d’une tornade incontrôlable, tous les meubles et les objets de décoration.
Autre rupture. Les gars en question ne sont ni des tueurs ni des violeurs. Plutôt des employés consciencieux payés par ceux qui ont les moyens pour ramener le fiston des nantis dans le giron familial et… le camp de sa classe d’origine. Un rapprochement se dessine avec celle qui a davantage d’intérêts communs avec eux qu’avec les parents à l’origine de la chasse à l’homme pour laquelle, autre paradoxe, l’infatigable héroïne leur sert de guide.
Et, nouveau tournant, nous voici embarqués, dans une course-poursuite, tantôt dramatique, tantôt cocasse, aux trousses d’Yvan. Toujours à un train d’enfer.
Sans doute serait-il pertinent de ne pas ‘nommer’ les multiples formes que prend cette fiction à tiroirs et les pistes enchevêtrées, avec une extraordinaire maîtrise, ainsi empruntées.
Igor (Yura Borisov), Toros (Karren Karagulian), Garnick (Vache Tovmasyan) et Anora vont-ils, chacun à leur façon, accomplir leur étrange ‘mission’. Et s’acquitter de la part la plus visible : retrouver Yvan l’inconséquent et le rendre à ses parents ? Quel avenir pour Yvan accroché à sa ‘jeunesse dorée’ ? Et Anora dans tout ça ?
Mise en scène énergique et protéiforme : un cinéma maîtrisé et libre
Nul doute, le cinéaste embrasse tous ses personnages avec la même empathie, Anora/Ani en première ligne, Yvan le jouisseur immature et les autres personnages qui progressivement entrent dans la danse et s’engouffrent dans la fiction aux couleurs changeantes : des rouges saturés aux variations chromatiques criardes en passant par la froideur du jour gris ou les profondeurs de la nuit zébrée de lumières intermittentes. Une fiction multiforme jouant des contrastes entre les intérieurs (souvent artificiels) et les extérieurs (rues et autres espaces urbains dédiés aux déplacements rapides voire aux poursuites en voiture) ; un récit allant du conte de fées érotique, à l’illusion d’une union éphémère au réalisme documentaire en passant par le suspense à rebondissements multiples jusqu’à la comédie sociale ou au drame teinté de romanesque.
Autre caractéristique frappante de la mise en scène : Baker film avec la même énergie, la même urgence, tour à tour euphorique, violente, mortifère, la course à la jouissance sans cesse recommencée des jeunes amants et le basculement intempestif dans le thriller et le film d’action haletant, même si, parfois, quelques pauses fugitives apportent un répit dans la tension rythmique de l’ensemble.
De telles propositions formelles s’accordent en fait avec le regard posé par le cinéaste sur ses personnages. Pas de surplomb ni de jugement. Pas de complaisance non plus. Le réalisateur, également scénariste et monteur, saisit les modes de vie de jeunes à la marge ; même si les deux protagonistes viennent de milieux et de classes opposés dans la hiérarchie sociale, ce sont des enfants du XXIème siècle.
A travers son héroïne, une jeune femme prostituée, prise dans le rêve illusoire d’une association heureuse entre le plaisir et l’argent, Sean Baker met en lumière frontalement, sans moralisme ni pathos, la marchandisation des corps, féminins en particulier, une réalité vécue par des jeunes d’aujourd’hui, au sein d’une génération au désir façonné par le libéralisme et avide de vivre autrement.
L’ultime plan, énigmatique, nous laisse, traversés par un grand choc émotionnel aux prolongements troublants : nous voyons pour la première fois des larmes couler sur le visage d’Ani et son corps face à nous se recroqueviller, collé au dos d’un homme (qui n’est pas le premier venu ni un inconnu).
Comme si elle faisait là une expérience inédite : l’épreuve de l’irruption du sentiment.
Samra Bonvoisin
« Anora », film de Sean Baker », en salle le 30 octobre 2024 ; Palme d’Or, festival de Cannes 2024
« The Florida Project » de Sean Baker, ‘Le Film de la semaine’ du Café pédagogique du 20 décembre 2017
Le film de la semaine : « The Florida Project » de Sean Baker