Quels liens entre Ecole, tenues, laïcité ? Nicolas Cadène est juriste de formation. Il a aussi été rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité entre 2013 et 2021 et est le cofondateur de la Vigie de la laïcité. Il répond à quelques questions du Café pédagogique sur la laïcité et les évolutions de l’arsenal législatif depuis 1905.
Sur la question de la laïcité, dans quelle mesure les attaques terroristes ont-elles amené un changement pour et dans l’école ?
Le contexte des attaques terroristes a fait évoluer la manière de traiter de la laïcité dans les écoles. Si avant celles-ci, l’Observatoire de la laïcité avait alerté sur l’urgence de mieux accompagner et former les enseignants puis les élèves à la laïcité, mais aussi pour éviter la ségrégation scolaire et ses conséquences en termes de « séparatisme », les attentats ont donné lieu à une orientation nouvelle. Dans les faits, à partir de 2017, ce sont surtout des mesures cosmétiques et donnant une image de fermeté qui ont été prises : par exemple, a été annoncée la publication des « atteintes à la laïcité » sans que, pour les éviter, les formations à la laïcité, initiales et continues, ne soient, elles, véritablement renforcées. De même, alors que l’enseignement moral et civique (EMC) avait été pensé en 2015 comme une formation interactive permettant aux élèves de véritablement s’approprier les valeurs et principes de la République, il a été réformé en 2019 dans un sens plus vertical et descendant. Autre exemple : alors que l’enseignement laïque des faits religieux et des courants de pensée devait être renforcé de manière transdisciplinaire (pour permettre une meilleure compréhension du monde qui nous entoure), cet axe de travail a été purement et simplement abandonné en 2018. Dernier exemple : alors qu’un plan visant à renforcer la mixité sociale à l’école a été lancé en 2015, il a été arrêté en 2020, alors même que les expérimentations menées avaient confirmé que plus de mixité aboutissait à une chute incontestable des atteintes à la laïcité.
Le Conseil d’État a rendu son jugement le mois dernier. Il juge conforme à la loi la note de service d’août 2023 qui interdit l’abaya et les qamis. La loi de 1905, après la loi de 2004, devait-elle être précisée ?
Cette décision résulte de la seule loi du 15 mars 2004, la loi du 9 décembre 1905 étant de portée plus large et ne traitant pas des spécificités de l’école. Il peut être considéré parfois que la loi de 2004, après les circulaires Jean Zay de 1936 et 1937, précise la loi de 1905 dans le cadre scolaire et dans un contexte nouveau. La loi de 1905 pose notamment le principe de la séparation, qui a pour conséquence la neutralité de l’administration publique et de ses représentants, pas des usagers. Les élèves des écoles et établissements scolaires publics sont des usagers. La loi de 2004 ne leur impose pas la neutralité, mais plus exactement un fort devoir de discrétion : en effet, comme le rappelle le Conseil d’État dans sa décision, il est possible de manifester une appartenance religieuse par le port de signes discrets, c’est-à-dire non visibles de tous (petites croix, mains de Fatma, autres pendentifs, etc.). En se fondant sur la loi de 2004, la décision du Conseil d’État n’est pas une surprise. Cette loi ne se limite pas à l’interdiction des signes ostensibles mais interdit « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». En l’espèce, le Conseil d’État a considéré que, par le port de l’abaya, cette manifestation ostensible était caractérisée. Mais il est à noter que le juge administratif définit l’abaya (ce que ne faisait pas la note de service du ministère à ce sujet) : « un vêtement féminin ample couvrant l’ensemble du corps à l’exception du visage et des mains ». Dès lors, de simples jupes ou robes longues moins couvrantes ne peuvent être qualifiées d’abaya. Si tel était le cas pour légitimer une interdiction, celle-ci pourrait être contestée.
Évolution de la loi : y a-t-il une évolution du principe de laïcité ?
Le principe de laïcité est de valeur constitutionnelle, s’appuyant notamment sur deux articles de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Le Conseil constitutionnel a lui-même défini le principe de laïcité (décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013). Dès lors, il ne pourrait a priori que censurer toute disposition législative nouvelle qui remettrait en cause le principe de séparation, la liberté de conscience et sa libre expression dès lors que l’ordre public n’est pas remis en cause, l’égalité de toutes et tous devant la loi quelles que soient leurs convictions ou croyances. Il reste que l’évolution de la loi peut évidemment faire évoluer le principe de laïcité sur d’autres aspects plus techniques et pratiques. C’est, à ce stade, ce qui s’est produit, en notant que ces aspects ne sont, néanmoins, pas anodins. Outre les évolutions introduites par la loi du 15 mars 2004, les lois et décret Astier, Poinso-Chapuis, Marie, Barangé et Debré permirent un large subventionnement public des écoles privées confessionnelles. La loi du 24 août 2021 a également introduit des modifications substantielles et contestables (notamment du point de vue de la séparation) quant à l’application du principe de laïcité pour les associations cultuelles.
Quels liens y a-t-il entre la laïcité et les tenues vestimentaires ?
Dans tous les espaces, certains se focalisent sur les seules tenues vestimentaires pour simplement mettre à l’index une partie de la population, sans chercher à comprendre pourquoi il y a parfois une manifestation d’une appartenance religieuse plus visible. Qui plus est, en se focalisant sur la seule tenue, on en oublie le plus grave, à savoir les contestations actives de la laïcité (par le discours et les actes). La laïcité, je l’ai dit, suppose la neutralité de ceux qui exercent le service public, neutre et impartial. Cela signifie qu’ils ne peuvent, ni avoir de comportement ni porter de signe ou tenue qui marque une appartenance religieuse. En effet, un agent public, dans l’exercice de ses missions, ne représente pas son individualité, mais bien l’administration dans son ensemble. Depuis 2004, les élèves du public ne peuvent porter, quant à eux, que des signes discrets. Cela, parce qu’il a été considéré que, à un âge où l’on est (généralement) mineur et où l’on est en apprentissage, l’espace scolaire doit être préservé d’influences remettant potentiellement en cause le libre arbitre en construction d’enfants et adolescents. Mais, pour le reste, chacun s’habille comme il l’entend. La laïcité garantit aux citoyens la possibilité de manifester leurs appartenances convictionnelles ou religieuses. La seule limite, c’est le respect de l’ordre public et de la liberté d’autrui. Par ailleurs, la dissimulation du visage dans l’espace public (sauf exceptions) est interdite, mais cela ne relève absolument pas de la laïcité, cela relève de questions de sécurité – pouvoir identifier une personne – et des « exigences minimales de la vie en société » – savoir à qui l’on parle -.
Et le port d’un uniforme à l’école, une bonne idée ?
Les raisons d’une volonté d’imposer l’uniforme à l’école dépassent le sujet des signes religieux. Il y a là une logique d’uniformisation du public scolaire et de renforcement d’un sentiment d’appartenance à un établissement, comme s’il devait y avoir concurrence entre établissements et comme si les élèves « appartenaient » à l’école… Il reste que les signes religieux se révèlent être, pour les partisans de l’uniforme – qui ne le demandent qu’au sein de l’école publique… -, un argument supplémentaire. Selon eux, en effet, l’adoption d’une tenue uniforme pour tous les élèves « rendra vaines les tentatives (…) d’imposer une tenue religieuse ou ethnique », citation du député LR et désormais RN, Roger Chudeau, à l’origine d’un rapport à ce sujet. En réalité, une bonne et juste application des lois actuelles ne suppose aucunement d’aller plus loin. De plus, l’uniforme masque – mal, puisque les contournements sont courants – les inégalités sans aucunement les régler. Le coût de sa mise en place serait très conséquent -et potentiellement en partie à la charge des familles – alors même que les moyens manquent cruellement pour favoriser réellement la réussite de tous par des projets pédagogiques, et, parfois, pour simplement chauffer les classes, ou en assurer une meilleure isolation. À l’inverse de ce que l’on entend trop souvent, sans doute en raison d’une confusion avec une blouse qui était portée en classe pour protéger des tâches et qui n’était d’ailleurs pas uniforme, l’uniforme n’a jamais été imposé en France. La lettre aux instituteurs de Jules Ferry de novembre 1883 insistait plutôt sur la libre « conscience de l’enfant » et l’autorité familiale. Bref, la réalité, c’est que la législation républicaine s’est édifiée, y compris dans l’espace scolaire, sur le principe d’ouverture à la diversité.
Propos recueillis par Djéhanne Gani