L’ouvrage La construction de la décision en éducation veut contribuer à la réflexion sur le système éducatif comme à l’action. Les auteurs, Frédérique Weixler et Bertrand Sécher ont exercé des missions et fonctions diverses « en s’efforçant de conjuguer autonomie et responsabilité, loyauté et esprit critique au service de la réflexion et de la préparation des décisions ». Dans ce livre, ils proposent des analyses en partant des difficultés de l’institution et des reproches qui lui sont adressés. Pour eux, la construction de la décision, son appropriation et sa mise en œuvre est une clé qui répond aux besoins comme aux attentes des familles et des personnels. Selon eux, seule une construction démocratique de la décision peut renforcer le contrat social et la confiance de la communauté éducative. Frédérique Weixler répond aux questions du Café pédagogique. Dans cette deuxième partie de l’entretien, elle nous parle de fabrique de décision démocratique et d’éthique décisionnelle.
Quel lien établissez-vous entre autonomie et décision ?
Nous défendons deux dimensions principales dans l’éthique décisionnelle. Nous devons d’abord interroger notre relation individuelle au pouvoir, sujet dont nous avons essayé de montrer dans l’ouvrage comment il traverse de manière particulièrement aiguë à la fois l’actualité politique, sociale et éducative et comment il interroge le fonctionnement visible et invisible de l’Institution, les mots choisis, le sens de l’action, les valeurs qui nous rassemblent, la place de chacun, notre efficacité collective aussi ! C’est une première dimension de l’éthique décisionnelle que nous défendons. Ensuite, il faut s’assurer que nous sommes d’accord pour considérer le développement de l’autonomie des élèves comme un objectif central de l’École en cohérence avec l’autonomie comme principe structurant de l’action éducative à tous les échelons. Cette question est présente de façon implicite dans le débat public.
L’autonomie est souvent invoquée dans le système éducatif, qu’on la considère du point de vue des élèves, des établissements ou des académies, sans cependant que son statut ne soit réellement clarifié ni qu’un consensus se dégage sur son sens et les éventuelles évolutions nécessaires : constitue-t-elle un pré-requis, un cadre, un objectif, un moyen ? organise-t-elle les modalités de participation à la décision et le cadre de l’action individuelle et collective ?
Après une histoire riche au sein de l’École et de nombreux rapports et analyses consacrés à ce thème, le terme autonomie est de moins en moins employé notamment à propos des académies et des établissements. Ainsi dans la formation des personnels d’encadrement sur le site de l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF) ou sur les sites académiques ce sont les mots de pilotage, leadership, conduite du changement qui reviennent. Plus récemment, c’est la production de propositions en réponse à des appels à projets assurant des financements qui prospère.
Quelle que soit la polysémie voire l’ambiguïté du terme d’autonomie et de ses usages, il semble en effet nécessaire pour lui donner réalité qu’elle constitue un principe structurant au sein du système éducatif et qu’elle ne soit pas réservée à certains acteurs, certaines instances ou certains moments.
On peut considérer l’école ou l’établissement comme une communauté dont l’objectif est l’autonomie des élèves. Il s’agit d’une part de développer le sentiment de responsabilité, d’autre part de permettre à chaque élève de reconsidérer les règles liées à son origine et son environnement : comme le dit Héraclite « Il ne faut pas agir et parler comme nous l’avons appris par l’héritage de l’obéissance ». Bien entendu, Héraclite n’encourage pas chacun à faire table rase du passé et de tout ce qui lui est transmis et le construit, plutôt à être capable de « se décaler pour s’affranchir » selon la formule puissante d’Alain Touraine
Il est important également de décliner l’autonomie en actions concrètes : est-ce qu’un élève autonome c’est seulement celui qui fait ses devoirs à la maison, apporte son matériel … Et celui qui prend des responsabilités dans la vie de la classe ? Cela dit, s’il est utile de décliner l’autonomie dans des actes quotidiens, il s’agit également d’en avoir une conception large en tant que décision volontaire de l’élève de ne pas solliciter l’adulte et de choisir ses actions.
De l’autonomie des élèves à celle des établissements ?
Un rapide rappel historique montre que dans le second degré, c’est à l’échelle de l’établissement que l’autonomie a acquis le plus de visibilité, en lien avec le processus de décentralisation-déconcentration, non comme un objectif en soi mais comme un outil au service d’une politique. Dans une vision réductrice, l’autonomie est parfois considérée comme un moyen pour les établissements de s’adapter à leur milieu et leur environnement. Le rapport annuel des inspections générales de 2019 consacré à ce sujet note que l’autonomie dont disposent les collèges et lycées est le plus souvent « ramenée à la question de la répartition des heures entre disciplines et au financement de projets pédagogiques concurrents » et conclut que « l’essentiel en matière d’autonomie des établissements ne réside pas dans une évolution du cadre juridique actuel mais dans la capacité des établissements à en utiliser les potentialités ». Le rapport propose d’examiner la notion d’« autonomie ascendante » comme modalité de reconnaissance par l’autorité académique des spécificités et besoins de chacun des établissements. »
Il nous semble important d’ouvrir des espaces-temps de débats, fondés sur la capacité collective à hiérarchiser les priorités, de manière à faire évoluer significativement la culture du compromis. Cette entreprise n’est envisageable qu’en y accordant du temps et des espaces symboliques. En ce sens l’échelon territorial et les possibles ouverts par la décentralisation et la déconcentration, à condition d’un lâcher-prise suffisant du niveau national et d’un contrat de confiance et responsabilité renouvelé, offrent des opportunités pour reconsidérer le processus de décision. Il s’agit de concevoir la participation des membres de la communauté éducative à l’élaboration de la stratégie éducative, aux arbitrages entendus comme le produit de délibérations. La lecture de Jürgen Habermas apporte des éclairages importants. Sa conception procédurale de la démocratie délibérative suggère qu’une décision serait légitime dans la mesure où elle s’appuierait sur un processus de délibération dans lequel tous les citoyens pourraient participer et coopérer librement. Il s’agirait de créer des « articulations discursives entre le discours institutionnel et la conversation civique entre les citoyens ». Il s’agit également de prendre en compte, en amont de la décision, les débats, – y compris parfois vifs – entre les différents acteurs de terrain, porteurs d’enjeux qui peuvent paraitre opposés, mais que la discussion peut amener à combiner. De même, il est important de veiller au respect de l’esprit – plutôt que de la lettre – des décisions au niveau de leur mise en œuvre. Ainsi notre système éducatif comporte des dimensions centralisées avec par exemple un souci d’égalité et d’équité sur le territoire : une interprétation à la lettre a conduit un ministre à affirmer avec fierté que tous les enfants de France apprenaient la même chose en même temps. Une interprétation dans l’esprit conduit à considérer si le système éducatif permet à chaque enfant de réussir en fonction de facteurs sur lesquels il a une capacité d’agir et pas en fonction de son origine socio-économique ou territoriale.
Quelle méthode pour une fabrique plus démocratique de la décision ?
Nous recommandons d’examiner s’il existe une cohérence d’ensemble dans la façon dont l’autonomie et la participation aux décisions sont envisagées aux différents échelons du système éducatif. Cela implique de se demander de façon corollaire si les différents membres de la communauté éducative, y compris les familles et les élèves, partagent la même conception dans ce domaine. En clair, l’idéal émancipateur de l’école républicaine se décline-t-il dans tout le système ? Et comment dépasser l’injonction paradoxale du “Sois autonome”.
Nous proposons de prendre comme objets de travail de la communauté éducative les espaces-temps où sont abordées des décisions qui ont des effets sur les parcours des élèves et la façon dont ils peuvent se l’approprier, prendre confiance en eux et avoir envie de s’engager comme citoyens : par exemple le conseil de classe, les décisions d’orientation. Ouvrir des espaces dialogiques, conjuguer concilium et consilium, être capables de débattre, argumenter, développer l’art de la controverse constituent des alternatives vertueuses au conflit stérile fondé sur le rapport de force.
Parmi les enjeux du renforcement d’une décision conçue comme plus démocratique, une attention au temps et aux espaces institutionnels accordés explicitement au débat, à la coopération sont de toute première importance. C’est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que nous vivons dans une société accélérée qui ne facilite pas forcément cette attention. La « crise » démocratique souvent relevée fait apparaître ce qui est parfois perçu comme contradiction entre demande démocratique et demande de chef, ainsi qu’entre demande de participation à la décision vs individualisme réputé significatif de l’ère du temps. Dépasser ces contradictions suppose de s’atteler aux conditions qui permettent effectivement d’inscrire l’individu dans la décision, de renouveler des modalités d’évaluation pour se concentrer sur ce qui soutient l’implication.
Nous proposons de développer une culture commune de l’autonomie (y compris parents et élèves), d’adopter une démarche intercatégorielle, la culture du débat, de la coopération et de la collaboration. Il faut également définir les marges de manœuvre pour amplifier la capacité d’agir et le sentiment d’efficacité personnelle et collective et organiser la remontée réelle des propositions et leur prise en compte, cultiver la subsidiarité. Le système doit donner une place à la concertation et à la coopération, à la (re)connaissance des et entre acteurs, temps qui repose sur la responsabilité individuelle et collective. Nous devons aussi nous poser la question : à quel niveau et sous quelles formes les parents et les élèves pourraient être davantage associés aux décisions ?
Vous donnez l’exemple de l’orientation. Pourquoi ?
L’orientation est un sujet emblématique. Si l’élève est auteur de son parcours, la question n’est pas celle « du dernier mot » (aux parents ou aux professeurs). Il s’agit de la construction d’un parcours et donc de l’autonomie, de l’accompagnement à la prise de risque (autoriser/s’autoriser). Une question est très importante : comment apprend-on aux élèves à décider ? Comment les élèves participent-ils à la fabrique de la décision et dans quels lieux, conseil de la vie collégienne, conseil de la vie lycéenne ? Le rapport de la Défenseure des droits de 2020 portait sur ce sujet. Il souligne que « Le droit de l’enfant à participer aux décisions le concernant conditionne l’effectivité de bien d’autres de ses droits. » Une partie des recommandations de ce rapport concerne directement l’École par exemple dans le domaine de l’orientation et des sanctions. La Défenseure des droits insiste également sur l’intérêt de développer les compétences oratoires de chaque élève afin qu’il soit capable d’exprimer et de défendre son point de vue.
L’École a un devoir d’exemplarité : le conseil de classe doit être un espace dialogique exemplaire avec une construction de toutes les parties prenantes des décisions dans le respect des prérogatives de chacun en se fondant sur des critères pluriels. La place des parents à l’école y compris physique, dans des espaces identifiés doit être définie. Cette question, souvent posée, n’avance que peu, ce que relèvent des auteurs comme Pierre Périer. Elle est assez emblématique, au niveau local, des hésitations au sein de l’Archipel à considérer la coopération comme constituant un risque – mais un risque de quoi ?-, comme le sont les hésitations de l’État à mettre en œuvre de véritables modalités collaboratives avec le niveau local pour prendre des décisions sur d’autres sujets. S’ouvrir à l’autre, son environnement et ses contraintes reste considéré comme un risque sur l’issue de la décision.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
La construction de la décision en éducation. Enjeux, mythes et défis. Frédérique Weixler et Bertrand Sécher. Berger – Levrault, mai 2024
Frédérique Weixler « le processus de décision est lié au sens, au contrat social » 1/3
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