Précipitation, démotivation, économie et mépris : le cocktail des réformes du lycée professionnel. La nomination d’Alexandre Portier, ministre délégué à la réussite scolaire et à l’enseignement professionnel va-t-elle changer quelque chose dans la vague de réformes qui s’abat sur le lycée professionnel ? En cette rentrée, les enseignants de lycée professionnel vont encore devoir s’adapter à de nouvelles formes d’organisation dans leurs enseignements. Initiée en 2018, « la transformation de la voie professionnelle » s’est transformée en « réforme des lycées professionnels » présentée par le Président en mai 2023. Depuis six ans, arrêtés et notes de service ministériels ne cessent d’abonder dans les administrations, quitte à rendre chaque rentrée plus difficile à appréhender. Petit tour d’horizon des réformes en cours depuis 2018 commentées par Corinne Glaymann, enseignante puis inspectrice honoraire de Lettres-Histoire-Géographie en lycée professionnel.
Des réformes tous azimuts
La transformation de la voie professionnelle présentée en 2018 par J.M. Blanquer promettait de « former des talents aux métiers de demain ». Elle a surtout préparé le terrain à des changements tous azimuts dans les lycées professionnels. Elle a par exemple entériné la suppression du BEP en 2021 remplacé par la délivrance d’une attestation de réussite intermédiaire à la fin de l’année de première qui n’a pas la même valeur professionnelle qu’un diplôme.
Du côté du parcours de formation, elle a promis « des campus et des réseaux d’excellence pour faire rayonner la voie professionnelle » qui malheureusement ne touchent pas une majorité des 1450 établissements publics accueillant des lycéens professionnels. En créant des familles de métiers dès la seconde, elle a promis aux élèves de pouvoir s’orienter en première dans une spécialité de bac pro. Elle s’est heurtée à la logique du maintien des effectifs au sein des établissements, niant ainsi le choix des élèves. Rares sont les orientations entre établissements d’une même famille de métiers. Du côté des enseignements, en introduisant l’évaluation par compétences dans le livret scolaire des élèves, elle consolide la généralisation de l’approche par compétences dans l’éducation. La mise en place de la réforme qualifiée « de hussarde » par Corinne Glaymann, a suscité l’émoi des enseignants dès la rentrée 2019, avec l’introduction de nouveaux programmes qui ont été publiés très tardivement au B.O, ne laissant que quelques mois pour les formations et les préparations de cours. Pour les enseignants elle a introduit le « casse-tête » de la co-intervention et de la mise en place du chef-d’œuvre dans les classes, amputant la plupart des matières de 20 à 25 % de leur volume horaire.
Puis après un changement de gouvernance de l’enseignement professionnel, devenue bicéphale, entre le ministère du travail et le ministère de l’éducation nationale en 2022, c’est le Président lui-même qui a annoncé en mai 2023 sa réforme pour « faire du lycée professionnel un choix d’avenir pour les jeunes et les entreprises ». Le lycée professionnel devient une des (nombreuses) causes nationales avec les objectifs de « lutter contre le décrochage scolaire, améliorer la réussite dans les poursuites d’études et dans l’insertion professionnelle des lycéens ». Douze nouvelles mesures entrent alors en vigueur pendant les rentrées 2023 et 2024. On y dénombre par exemple la gratification des stages, quitte à faire baisser le taux horaire légal du travail ; un renforcement de la possibilité des entreprises à s’immiscer dans les établissements scolaires avec la création du bureau des entreprises (dont la plupart restent quand même administrés par les services des directeurs délégués à la formation professionnelle et technologique) ; un partenariat renforcé avec France Travail à travers de multiples dispositifs et le renforcement d’une logique adéquationniste qui ferait correspondre les formations proposées aux besoins locaux, par la refonte des cartes des formations professionnelles initiales, la « coloration » des diplômes professionnels et la transformation des mentions complémentaires en formations complémentaires d’initiative locale (FCIL).
La rentrée 2024
Au niveau des établissements, la rentrée 2024 est particulièrement marquée par une réorganisation des volumes d’enseignements avec la suppression en terminale des heures dédiées à la co-intervention et leur diminution, en première et en seconde, tout comme celles dédiées au chef-d’œuvre dorénavant appelé projet. Des heures d’accompagnement personnalisé disparaissent et se mettent en place des « groupes à effectifs réduits » en mathématiques et en français. Au lycée professionnel aussi il faut bien accompagner « le choc des savoirs ». Enfin, et non des moindres, il faut organiser l’année de terminale nouvelle formule, qui verra l’avancement dans le temps d’épreuves du bac et la mise en place de parcours différenciés, qui sur décision de conseil de classe permettra aux lycéenNES soit un prolongement de stage en entreprise soit un parcours de poursuite d’études avec des modules préparatoires. Ce dispositif entraîne une diminution des heures de cours sans réduction du contenu des programmes.
Autant dire que cette rentrée 2024 est encore assez intense dans les lycées professionnels dont les équipes subissent depuis six ans des restructurations de leurs pratiques professionnelles.
Réduire les coûts
Pour Corinne Glaymann, inspectrice honoraire de Lettres-Histoire-Géographie dans l’enseignement professionnel, beaucoup des réformes du lycée professionnel visent surtout à réduire les coûts de scolarité des élèves de lycée professionnel : « Quand on prend le coût moyen, un élève de LP revient plus cher qu’en élève de LGT [12 700 euros contre 11 300]. Donc pour moi, beaucoup des réformes sont pilotées par des logiques économiques. Ainsi par exemple, dans les dernières années, on a beaucoup développé les formations tertiaires car elles ne demandent pas beaucoup d’équipements. Ce fut la même logique qui a présidé à la réduction du temps de formation du bac pro de quatre à trois ans, même si elle n’est pas l’unique raison. Dans la dernière vague de réformes de 2018, il s’agit aussi de désengager au maximum l’Éducation Nationale de la formation professionnelle en proposant des temps en dehors de l’école, en favorisant l’apprentissage, en augmentant de manière significative la durée des PFMP [Périodes de formation en milieu professionnel], en diminuant les temps de formation dans les établissements avec l’amoindrissement significatif des heures d’enseignement surtout dans les matières générales. Mais derrière ces réformes il y aussi une dimension idéologique qui postule que l’entreprise est un lieu acceptable de formation en l’état actuel des choses, or si les formateurs en entreprise dont la fonction première est de produire, avaient réellement le temps de former, cela se saurait ! En diminuant les heures d’enseignement général il y a globalement l’idée de former un travailleur qui doit pouvoir répondre, en priorité à des besoins économiques précis, alors qu’on s’adresse à des élèves qui sortent de 3ème, donc encore soumis à l’obligation scolaire. C’est négliger le droit à l’éducation, c’est nier un droit à l’ouverture culturelle et à la réflexion que favorisent des disciplines que certains ne jugent pas utiles au travailleur mais qui concourent à la formation du citoyen et de l’individu. Cette approche se retrouve dans la réorientation des programmes de français, la réduction drastique des horaires d’histoire-géographie et de langues en CAP. Les élèves de troisième sont encore des individus en construction. Et ces diminutions horaires ne permettent plus les mêmes ouvertures culturelles ou les projets qui demandent du temps pour encadrer et conforter les apprentissages ».
L’exemple de la co-intervention, précipitation et manque de préparation
Concernant la question de l’introduction de la co-intervention et du chef-d’œuvre, devenu récemment projet, et qui rappellent la pratique des Projets Pluridisciplinaires à Caractère professionnels (PPCP) pratiqués à l’aube des années 2000, cette actrice du terrain constate qu’« il est quand même courant à l’ Éducation Nationale de faire des réformes, de mettre des dispositifs en place puis de les supprimer, sans en tirer de bilans, ou sans les porter à la connaissance des enseignants. Cela n’aide pas les enseignants à comprendre ce que l’on fait et pourquoi on le fait, donc à s’approprier un projet. Lors de la mise en place des PPCP, les réformes étaient pensées en amont, à peu près deux ans avant leur mise en œuvre, ce qui laissait un temps de préparation et de formation. La co-intervention a été mise en place dans la précipitation la plus grande, sans vraiment de préparation. J’ai suffisamment de témoignages pour affirmer que cela ne fonctionne pas bien. Cela donne souvent lieu à des dédoublements entre les deux enseignants [de disciplines différentes], il y a très rarement des projets communs mis en place car les choses n’ont pas été explicitées ni accompagnées à hauteur des besoins. Par exemple, au début on a davantage ciblé la valence français que l’histoire-géographie. De plus par manque de clarté, les subtilités de la distinction entre co-intervention et chef d’œuvre, n’ont pas toujours été perçues ».
Ainsi à travers les réformes mises en place le constat est fait d’une précipitation, sans concertation avec les acteurs de terrain. Cela l’a particulièrement frappée lors de la mise en place des nouveaux programmes d’histoire et de géographie en 2019. « Si je compare avec la mise en place des programmes de 2009 pour lesquels je participais aux réunions du groupe d’experts, au temps où existait encore le Conseil supérieur des programmes, fortement dénaturé en 2019, il y avait un universitaire, un représentant de l’inspection générale, des I.E.N, des enseignants, des professeurs d’IUFM et un IPR pour l’articulation avec les programmes du collège. Cette commission avait travaillé pendant deux ans. Aujourd’hui ce type de pilotage pédagogique n’existe plus. Les programmes de 2019 ont été rédigés très rapidement, sous la pression ministérielle et mis en œuvre quasiment sans délai. ». Ces nouvelles façons de faire sont pour elle révélatrices d’une nouvelle forme de management dans lequel « il faut tout changer rapidement. C’est-à-dire justement, sans aucune prise en compte du fait que les enseignants doivent assimiler un certain nombre de choses avant d’être capables d’organiser leur enseignement. Cela s’est par exemple vérifié avec la publication des nouveaux programmes de seconde en avril 2019 pour une mise en œuvre à la rentrée de septembre. C’est aussi tout un mode de communication institutionnelle qui avait changé sous JM Blanquer. Nous apprenions les réformes par voie de presse, par voie médiatique, par capsule vidéo de cinq minutes. Il n’y avait plus ce temps de réflexion et de latence nécessaire à la mise en œuvre. Tout devait aller très vite ».
Réformes et démotivation
Elle constate que cette inflation de changements survenus dans une période courte a surtout démotivé les équipes enseignantes. « Les enseignants sur place trouvent que le métier est de plus en plus difficile. Par exemple, ils se sentent contraints dans ce qu’ils veulent faire par les réductions horaires disciplinaire en lettres-histoire. Les programmes ont été appauvris et asséchés, au détriment de ce qui contribuait à rendre la discipline vivante, au risque de se focaliser uniquement sur des récits et des dates. Il devient plus difficile d’évaluer des modes de pensée et des raisonnements. Cela a marqué un désintérêt pour la discipline. Au niveau des concours, le CAPLP Lettres-Histoire-Géographie est de moins en moins attractif, d’autant plus qu’avec sa conception actuelle et la mastérisation, les candidats sont les mêmes que celles et ceux susceptibles de passer le Capes de lettres ou d’histoire-géographie. Dans l’académie de Paris, on a vu une grande partie des enseignants, qui en avaient la possibilité, s’orienter ailleurs, vers des diplômes F.L.E, ou vers des concours internes et plusieurs sont passés dans le corps des certifiés pour enseigner en collège ou lycée ».
Le mépris
Pour Corinne Glaymann, beaucoup des réformes en cours révèlent une forme de mépris de classe de la part des décideurs face à un public lycéen principalement issu des classes populaires. « Je pense que l’institution a perdu l’idée que les élèves de lycée professionnel ont des capacités et peuvent faire des choses très intéressantes. Elle se préoccupe d’avoir des formations à court terme, le moins onéreuses possible, pour des emplois jugés subalternes, maltraitant les élèves comme les enseignants. Ça s’inscrit dans un projet de société global. Aujourd’hui, alors que cela n’avait jamais été le cas au cours de ma carrière, je pense qu’il y a une réelle volonté de destruction de l’école publique dont les réformes qui visent à sortir l’enseignement professionnel de l’éducation nationale sont un des aspects».
Caroline Renson