A quoi pensent et rêvent les ados une fois leur masque d’élève tombé, et le refuge de leur chambre retrouvé ? C’est à cette question que l’autrice Jo Witek et la photographe Juliette Mas cherchent à répondre avec beaucoup de respect et délicatesse dans Chambres adolescentes, 20 portraits à lire et à écouter. Pendant quatre années, elles ont eu accès à cet espace intime d’individuation, souvent interdit aux parents et aux adultes, et ont écouté une vingtaine d’entre eux et d’entre elles raconter leur quotidien fait de projets, de rires, de colères et d’enthousiasme ; parfois, aussi, d’inquiétudes, de chagrins, de silences, de solitude… Elles tracent à travers ces « êtres adolescents » le portrait d’une génération lucide sur elle-même, sur les adultes, et sur le monde comme il va, et surtout comme il ne va pas ; d’une génération qui a beaucoup à dire, et qu’on a bien tort de ne pas écouter davantage …
Vous expliquez : dans l’introduction de votre ouvrage que votre projet est né de la volonté de faire entendre « hors temps scolaire » la parole d’adolescent·es. Pourriez-vous revenir sur cet élément déclencheur ?
Jo Witek : L’idée est née en classe justement, lors de rencontres avec mes lecteurs et lectrices, de ces conversations riches avec eux et les enseignants, en partage. J’avais envie de « zoomer » sur des singularités. Discuter, converser avec une jeune personne, qui accepterait de me recevoir dans son « petit chez-soi », que représente la chambre à cet âge. Au dehors de l’école, sans « surveillance » des adultes, sans jugement de ses pairs, à l’aise, chez lui, chez elle, en face à face avec deux adultes empathiques (Juliette Mas et moi) et tout à l’écoute de ses propos. J’avais envie d’une rencontre au calme avec des êtres adolescents, tout simplement.
Les témoignages se sont concentrés sur quelques territoires : l’Hérault, le Gers, et le Val-d’Oise. Comment ce choix s’est-il imposé et quels relais avez-vous utilisés pour entrer en contact avec ces vingt adolescent·es ?
J.W : Quatre résidences de territoires se sont organisées pour mener ce projet. La première avec Le théâtre du Sillon (34) et un réseau de médiathèques (près de chez moi, parfois plus simple pour commencer). Elle a débuté en pleine crise sanitaire (mars 2020). Cet empêchement finalement d’aller en chambre nous a offert une forme artistique et le système de production de ce projet. D’abord grâce aux entretiens Zoom en visio, nous avons enregistré les voix des jeunes et ce matériau nous a permis d’ajouter à nos portraits littéraires et photographiques, une partie sonore sous forme de podcasts. Nous avons alors créé un site internet de travail dédié aux partenaires, aux enseignants et bibliothécaires, mais aussi au tout public. L’idée était de partager ce work in progress et de laisser finalement les territoires, villes, maison des écritures intéressés venir à nous. Ça a très bien fonctionné. La seconde résidence eut lieu dans ma ville, Pézenas (nous étions encore en couvre-feu). Puis la troisième, avec la Maison des écritures de Lombez auprès des jeunes en territoire rural, et la dernière avec le réseau de médiathèques d’Argenteuil qui nous a contactées.
Ensuite, sur chaque territoire, nous adaptions le projet en fonction des envies des partenaires. Par exemple à Pézenas, le service culturel souhaitait mettre en lumière les jeunes mineurs isolés, accueillis par l’association Saam-Anras. Nous avons donc présenté le projet aux éducateurs, puis aux jeunes. Ceux qui étaient partants pouvaient alors s’inscrire et nous les recontactions. Ce fut ainsi à chaque fois, nous organisions des soirées en bibliothèques, collèges, salle des communes, pour expliquer notre proposition aux jeunes et aux familles. Il était primordial que les jeunes soient actants, qu’ils s’emparent de notre proposition, qu’ils la fassent leur, car cela leur demandait du courage, du temps, une libre expression et dans ce monde de l’ultra-jugement, ce n’est pas rien. Il n’y eut pas de casting. Les 5 premiers partants étaient retenus.
Pourriez-vous nous expliquer le cadre que vous avez fixé ensuite aux entretiens, et comment ceux-ci se sont déroulés ?
J.W : Il y avait ensuite, une à deux heures de rencontres en famille ou avec les éducateurs, puis en chambre, environ six à huit heures d’entretiens en plusieurs fois, bien sûr ! Juliette Mas était avec moi à tous les entretiens. Elle revenait ensuite seule pour la séance photographique.
Le lieu central des entretiens est la chambre. Vous rendez d’ailleurs hommage à l’historienne Michèle Perrot qui écrit dans Histoires de chambres que « l’ordre de la chambre reproduit l’ordre du monde dont elle est la particule élémentaire ». Ce lieu s’est-il avéré aussi fécond que vous le pensiez ?
J.W : Oui. Parce que les jeunes s’y sentaient bien, chez eux, en confiance et que nous étions leurs invitées. C’est un très beau décor par ailleurs une chambre, c’est l’espace de l’individuation, des réflexions au sortir de l’enfance, du repos aussi avec ce corps en bouleversement, c’est aussi le lieu du silence comme nous l’a dit Betty. Chez eux, ils pouvaient plus facilement nous parler de leurs goûts, lectures, musiques, films, engagements, etc. Parce que les objets que l’on a dans son petit chez soi parlent de nous et qu’ils avaient envie de se montrer tels qu’ils étaient, sans filtres snapshat. Ce ne fut jamais intrusif. J’aurais immédiatement cessé l’entretien si j’avais eu l’impression de prendre quelque chose à la personne contre son gré. Leurs parents, assistante familiale, les éducateurs nous faisaient confiance, les jeunes savaient parfaitement pourquoi nous étions chez eux, et ils avaient très, très envie de s’exprimer.
Ils n’en revenaient pas d’ailleurs souvent de tout ce qu’ils avaient à raconter. Sur des sujets très sérieux d’ailleurs, le traitement et l’accès aux informations, l’écologie, le féminisme, les violences de rue ou scolaires, le jugement sur le corps des filles, mais aussi leur lien souvent fort aux enseignants, aux éducateurs. Je pense ici à Zoé, qui explique en quoi le placement en famille d’accueil lui fut bénéfique, une parole rare, un retour incroyable pour les personnels de l’ASE si souvent décriés. Je pense à Liam, qui en lycée pro trouve les profs « inspirants », à Noor qui depuis le voyage scolaire admire son enseignante de lettres qui joue si bien du piano. Ils nous disent leur grand besoin d’humanité, de contacts avec les adultes au-delà des parents et sans doute au-delà des cours, de la pression des résultats. Et bien sûr, ils dénoncent la violence de Pronote ! Tous détestent pronote qui les stresse et les réduit à des notes.
Mais si la chambre est le lieu de l’intime, elle est aussi le reflet d’une identité sociale, parfois d’un contexte géopolitique. S’y expriment aussi de vraies préoccupations pour le monde, auquel ces jeunes gens s’intéressent beaucoup. Pourriez-vous revenir sur cette « dimension politique et sociale » ?
J.W : Oui, il y a dans Chambres adolescentes de quoi remplir un programme politique ! Ils ont pour certains un point de vue très aiguisé sur les problèmes du monde et savent dénoncer les manquements des adultes. Souleymane, par exemple, qui a fui la Guinée dénonce clairement le gouvernement d’Alpha Condé (qui tombera pendant les entretiens en septembre 2021) et qu’il nomme avec ses ministres des « gougnafiers ». Il écrit très bien Souleymane et il décide assez vite après son arrivée en France et une traversée de la Méditerranée traumatisante de renoncer à ses espoirs fous. Il voulait être pharmacien, il en avait les capacités intellectuelles, mais l’aide pour ses études s’arrêtera à ses 20 ans, alors il quittera le lycée et bifurquera en CAP plomberie. J’espère qu’il ne cessera pas d’écrire, car il est doué et brillant.
C’est fou leur regard sur le monde. Je pense à Mathis qui a fait sa première marche pour le climat à 8 ans et qui veut passer à l’action plus tard, ne rien lâcher et qui à douze ans fait partie du mouvement français de Greta Thunberg. À Emily qui juge que « Toutes les COP c’est du greenwashing, ils essaient de trouver des solutions, mais personne ne veut sacrifier son capital économique pour aider les pays pauvres. » Je pense à Maëlle et à toutes les filles qui vont nous dire qu’elles n’en peuvent plus des discriminations de genre et particulièrement du traitement de leur corps dans l’espace public/collège. On a aussi évoqué les harcèlements scolaires et de rue, vécus par plusieurs filles et un garçon du projet. Loriane, la fille de paysan qui nous explique que tuer deux cochons à l’année fait partie de sa culture vivrière et que chez elle au moins on mange ce que l’on tue, sans acheter sous vide au supermarché.
Ils sont époustouflants de bon sens, d’intelligence, mais demeurent fragiles. Et j’ai vraiment eu l’impression qu’à part leurs familles et quelques enseignants, les humains, vraiment ne les rassuraient pas. N’oublions pas qu’ils détiennent le monde dans leur poche, et qu’il conviendrait de les accompagner dans cette jungle numérique parfois traumatisante.
Cette génération Z n’apparait pas du tout désengagée, comme on a tendance à le penser. Et ces entretiens mettent finalement à mal nombre de stéréotypes la concernant. Elle aime souvent lire, écrire, fréquenter le CDI ; elle est très en alerte sur son rapport aux écrans, aux réseaux sociaux…Avez-vous été surprise par cet écart de perception ?
J.W : Je suis toujours surprise que les adultes dévalorisent les jeunes et les caricaturent avec tant d’arrogance et si peu d’empathie. Souvenons-nous que lors de la crise sanitaire, notre gouvernement n’a pas eu un mot rassurant pour eux. En revanche, je n’ai pas été surprise de les savoir curieux, vifs, lecteurs, joueurs de jeux de société, en besoin d’échanges permanents, d’espaces dédiés pour le sport, la culture, de rencontres IRL et en recherche de respirations. De temps. De rêverie. Evoquant souvent le droit à ce qu’on leur foute la paix.
Quant à l’adulte inquiet pour les écrans ? À leur place dans la vie ? La blague, non ? Et si on cessait de reprocher à nos enfants nos propres incompétences et incapacités ? Qui parvient bien à gérer aujourd’hui sa vie connectée et son besoin de déconnexion ? Pour ma part, c’est une lutte de chaque instant et m’enfermer deux mois pour écrire au milieu de rien et sans connexion devient un vrai challenge. Pas simple et les jeunes rencontrés demandaient en ce sens aux parents de les aider à « couper ». Noor, elle se sentait sale et mal quand elle scrolait trop et perdait son temps. Nos vies numériques organisées par la société du grand capital nous rendent asservis, peureux, débordés, suffocants, irritables et si peu à l’écoute de nous-mêmes et donc des autres. C’est une vraie résistance sociétale, pas si facile, car le numérique est une révolution sur la longue marche de l’évolution. On ne va quand même pas demander aux 12-18 ans de parvenir à s’opposer à un système qui nous échappe, n’est-ce pas ?
Pourrions-nous être des modèles pour les jeunes ? C’est ce qui est sorti de ces entretiens pour moi. Une vraie question. Peut-on encore les rassurer ? Les protéger ? Leur donner envie d’avenir ? Et les laisser rêver leur vie avant de leur demander ce qu’ils veulent en faire…
En revanche, je ne mesurais pas avant ces rencontres leur manque de légèreté. Ils sont tellement géolocalisés/surveillés/évalués en permanence. C’est sans doute l’immense faille qui les sépare des générations précédentes. Ils font le mur, en allant sur Tik-tok et l’école buissonnière est simplement mission impossible. Comment s’échapper un instant ? Entre copains ? Pour un premier crush ? Ou même du lycée un jour de mauvais jour. Compliqué. Eux aussi comme nous tous subissent cette vie dématérialisée. C’est vrai, le smartphone est à la fois, la télé, la chaîne stéréo, le téléphone, la lettre d’autrefois, il est aussi une revue, un livre, la presse, une BD en webtoon, il est météo et la vie des stars… Mais en fait tout ça, sans rencontres, sans échanges, sans contacts physiques ou souffles partagés avec les potes, ça ne sert à rien. Seul derrière un écran, l’humain devient dingue, nous sommes des bipèdes sociables et les jeunes le savent. Ils nous le hurlent même, aidez-nous à vivre plus cool, moins jugés et dans un monde viable, vivable, respirable !
Chaque entretien est aussi accompagné de très beaux portraits et de photographies donnant à voir le lieu de vie, les vêtements, les objets fétiches … de chacun·e. Juliette, pouvez-vous nous expliquer comment s’est mené ce travail délicat de « mise en lumière »?
Juliette Mas : L’essentiel pour moi est de créer un lien avec la personne que je photographie. Pour cela, j’ai besoin de temps, de la revoir plusieurs fois, de la rencontrer vraiment. C’est pourquoi je suis présente à tous les entretiens, qui, au fil du temps, prennent la forme d’une discussion à trois. Dès mon arrivée dans la chambre, je suis déjà en repérage : j’observe les différents éléments, les meubles, les objets, le recul que j’ai pour photographier, les différentes sources de lumières, etc.
Avant la séance photo, je me prépare une petite liste avec toutes les photos que j’ai en tête et que je souhaite réaliser. Je pars de ce que l’adolescent nous a raconté, des objets sur lesquels on s’est arrêté pendant nos discussions. Je pars du ressenti que l’on a eu avec Jo, des moments forts, des thèmes importants, des petits détails, qui comptent beaucoup dans leurs histoires. Je relis les brouillons de Jo pour voir si je n’ai rien oublié, et puis c’est l’heure, il faut y aller.
Je suis souvent stressée avant une séance photo. C’est une vraie responsabilité de raconter l’autre en image. Parfois, j’invite l’adolescent à participer, pour partir de ses idées, ses envies… Quand je vois que la personne est mal à l’aise, je commence par photographier les objets, des détails au mur, la vue par la fenêtre ; puis on fait une petit pause pour discuter – on a souvent plein de choses à se raconter. Puis quand je sens que le stress est retombé (pour eux comme pour moi), je commence à les inclure dans le cadre. Tout au long du projet, on ne cessera de leur rappeler que si certaines photos ou certaines phrases ne leur plaisent pas, ils nous le disent et on les enlève sans aucun problème. Ces portraits, on les fait ensemble, avec elles et eux. C’est avant tout une question de confiance.
En conclusion, quel bilan tirez-vous de cette aventure, dont on sent tout au long de l’ouvrage qu’elle a eu une dimension affective très forte, peut-être inattendue ?
J.W: Écouter longtemps une personne avec empathie, et ce quel que soit son âge, déclenche de l’affect. On passe de l’empathie à la sympathie assez rapidement. Je l’avais déjà éprouvé en travaillant sur une série de portraits avec des femmes sensibles des quartiers (Mères, filles, mères, etc. Ed du Pourquoi pas). C’est ce que j’aime dans l’écriture du portrait, l’écoute attentive crée du lien immédiatement. J’ai mené parallèlement à ce projet un atelier d’écriture avec un public ados-adultes ou ados en classe. Deux personnes se mettent en binôme. Elles vont s’interviewer l’une et l’autre, mutuellement, 15mn chacune. Puis chacun va réécouter aux oreillettes son entretien. Ensuite, j’amène la personne à travailler le portrait de l’autre « cet inconnu » qui finalement en parlant de lui nous dit un peu de nous-mêmes. À chaque fois, avec les bibliothécaires ou enseignants nous étions témoins d’une qualité de silence prégnante et de plus en plus subtile au fil de ces écoutes attentives. Très vite, les participants en confiance, se livraient en murmures ou éclataient d’un rire complice en duo, souvent l’atmosphère de fin d’atelier était détendue, sereine, apaisée et plus personne n’avait envie de crier, de parler fort ou de dominer. Très bel exercice de style pour notre respect et élégance à l’autre que de s’écouter avec sérieux et tendresse. Je vous le recommande !
J.M : C’est vrai que ces rencontres m’auront beaucoup marquée, d’autant plus que l’on garde contact avec « nos 21 jeunes », on les voit avancer dans leur parcours de vie, on saute de joie quand Asia nous appelle pour nous dire qu’elle a eu son bac ! Je n’avais jamais auparavant travaillé avec un public adolescent. Quelle découverte ! Merci Chambres adolescentes de m’avoir ouvert la porte sur ces jeunes personnes, que je souhaite désormais inclure dans mes prochains sujets. Quoi de mieux pour documenter une société que d’interroger sa jeunesse ? Je souhaite également continuer de travailler avec eux au travers d’ateliers photographiques que j’ai mis en place pendant ces 4 années de résidences. Les échanges que l’on peut entendre dans une classe autour de ce qu’est (ou n’est pas) « une bonne image » sont captivants. Ils ont un autre regard, une fraicheur dont je compte bien m’inspirer. Voilà, c’est ça, ils sont inspirants !
Propos recueillis par Claire Berest
L’ouvrage se déclinera en installation/ exposition au Centre Tignous d’Art contemporain de Montreuil, en partenariat avec le SLPJ du 15/11/24 au 4/01/25, puis en exposition urbaine en grands formats rue de Rivoli et Lobeau avec la Mairie de Paris en mai 2025. Une expo nomade pour les médiathèques, lycées … est prévue pour 2025/2026.
Chambres adolescentes, Jo Witek et Juliette Mas. Editions La Martinière.
Crédits photos : Juliette Mas.