Pascal Clerc, géographe et Yannick Mévél, professeur d’histoire-géographie et auteur ont co-écrit un dialogue autour des lectures croisées. Dans un dialogue mêlé de littérature, ils parlent d’habiter l’école, d’apprendre, dedans-dehors. « Cantonner les pratiques alternatives dans les marges permet à la fois de leur donner l’importance qu’elles méritent et de maitriser le risque d’une généralisation dangereuse pour la reproduction sociale ».
Yannick : Mariétou est le personnage principal de l’album, « Mariétou Kissetou ».
Pascal : Toumaï est le personnage principal et le narrateur du livre, « Scrabble ». C’est l’auteur, Michaël Ferrier lui-même, qui raconte son enfance.
Y : Mariétou est une petite fille qui vit à Douala, au Cameroun.
P : Toumaï est un petit garçon, enfant de militaire, qui vit à N’Djaména, au Tchad.
Y : Mariétou part à l’école toute seule à travers les rues de la ville.
P : Toumaï aussi va à l’école. Il aime ça mais ce qu’il préfère c’est le dehors, la rue, partout où il peut expérimenter le monde.
Y : En classe, le maitre n’a pas fini sa phrase que Mariétou lève la main « Mademoiselle Kissetou, écoute la question avant de répondre ».
P : À l’école, Toumaï s’ennuie parfois un peu. Pourtant, il est curieux de tout mais ce n’est pas toujours dans la classe qu’il trouve des réponses à ses questions. C’est d’abord avec les animaux qu’il apprend, puis avec Saleh, l’homme à tout faire de la maison, qui lui révèle les secrets de l’existence.
Y : Dans la cour de l’école Mariétou grimpe aux arbres et se moque des garçons qui ont peur de la suivre.
P : La cour de l’école est un lieu important pour Toumaï, un lieu d’apprentissages. Il apprend avec ses copains Abdel et Youssouf. Ce sont des « enfants bergers ». Ils sentent bon, une odeur de feu de bois. En arrivant au lycée, ils attachent leurs chèvres et vont suivre les cours. Toumaï apprend avec eux des savoirs pratiques : choisir les arbres qui font une belle ombre ou les meilleures dattes.
Y : Mariétou accompagne sa grand-mère au marché, elle essaie des chapeaux, elle discute avec les marchands, elle observe et interroge.
P : Toumaï se faufile partout ; il entre dans la case du gardien, parle très peu, écoute les femmes, observe. C’est le temps des questions.
Y : De retour à la maison Mariétou aide sa maman à préparer un poulet aux tomates vertes.
P : Toumaï entre dans le monde par ses sens, en particulier par le goût. Il goûte tout, ce qui se mange et le reste, la terre et les herbes. Près de la case du gardien, il y a le mil. Tout tourne autour du mil. On le met dans l’eau, il gonfle, fermente, puis on l’étale au soleil. Toumaï se nourrit des odeurs, des goûts et des textures.
Y : Quand sa grande sœur, Amina, chante, Mariétou danse.
P : Toumaï, enfant, se mêle aux femmes. Il en a encore le droit. Il respire l’odeur des onguents et des baumes qu’elles étalent sur leur peau, il observe leurs tenues colorés, écoute le frottement soyeux des étoffes. C’est le temps des premiers émois. Il ne comprend pas tout mais son éducation est pluri-sensorielle.
YM : Le soir le grand-père de Mariétou raconte l’histoire de l’homme panthère.
P : Les histoires, c’est important pour Toumaï. C’est Saleh qui les raconte. Elles sont extraordinaires. Toumaï n’en comprend pas toujours le sens, mais elles sont là, en réserve, pour la vie entière.
Y : Quand il faut sortir dans la cour pour aller aux toilettes, Mariétou le fait avant la nuit… c’est son secret, Mariétou a peur du noir.
P : Un jour, c’est la guerre. Pour Toumaï, c’est la fin de l’enfance, le temps de la peur et du bruit des balles. Ses espaces se resserrent. Les apprentissages du dehors deviennent trop dangereux. Il faut rester à la maison, spectateur. Il n’y a plus que les livres.
Y : Une nuit pourtant, Mariétou est réveillée par une terrible envie… elle a trop sommeil, elle se rendort et rêve qu’elle plonge dans la mer pour échapper à la panthère. Le lendemain son lit est mouillé.
P : Abdel a tiré sur Youssouf. C’est la guerre. « J’étais arrivé tout au bout de mon enfance » écrit le narrateur.
Y : À l’école de Mariétou, il y a un maitre qui pose les questions, des murs qui séparent de la ville, les enfants portent l’uniforme bleu et blanc : la forme scolaire est bien là. Mais on peut monter aux arbres de la cour ! Tu dis dans ton livre qu’en France, c’est devenu inimaginable. Comme si, à l’inverse de Mariétou Kissaitounapeurderien, les adultes avaient peur de tout et étaient enfermés dans leur responsabilité et le souci de la sécurité. Dans la vie de Mariétou, l’école n’est pas tout : deux pages dans l’album, sur 28. Mariétou échappe largement au contrôle ! Ce qu’elle apprend à l’école, l’album n’en dit rien, à l’inverse on voit qu’elle apprend dans la rue, sur le marché, à la maison dans un tourbillon intergénérationnel.
P : C’est aussi un peu l’histoire de Michaël Ferrier, Toumaï comme le surnomme Saleh. Un petit garçon avide d’apprendre, qui absorbe tout, par tous les sens, et qui ne trouve dans le lieu scolaire que des réponses un peu décevantes. Ce livre est un poème de l’apprendre, écrit dans une langue superbe. L’école en est un des lieux mais les propositions scolaires peuvent être décalées, comme quand Youssouf conteste un exercice de mathématiques sur un robinet qui fuit, lui qui n’a pas l’eau courante chez lui. Les apprentissages scolaires ne mobilisent guère les sens qui contribuent dans leur diversité à tous ceux du dehors. L’école apparait comme un lieu un peu triste qui sclérose le désir d’apprendre.
Y : Ton livre m’a renvoyé à des thématiques géographiques que j’abordais en formation des professeurs des écoles. Quelle belle introduction au concept d’habiter ! Quelle invitation à interroger les circulations, l’organisation des espaces, les porosités entre les espaces scolaires et non-scolaires, et à poser la question qui fait le titre de ton livre !
P : Merci. J’ai essayé de regarder l’école, les écoles, dans leur matérialité et avec les outils du géographe. Je crois que les espaces et les pratiques spatiales nous éclairent sur ce que sont les établissements scolaires du XXIe siècle (qui sont souvent des établissements du XIXe pour ce qui concerne leur organisation d’ensemble) ; ils révèlent aussi du non-dit : nos peurs et peut-être les finalités sous-jacentes de l’éducation.
Y : Tu poses aussi ce regard de géographe ce tableau des services qui trônait sur le mur du bureau du principal adjoint du premier collège où tu as enseigné (c’était avant la généralisation de l’informatique) …
P : Ce tableau est une représentation spatialisée d’une organisation elle-même spatialisée. Ce que j’appelle le « système-classe », c’est le véritable principe organisateur des établissements scolaires : quatre éléments (de l’espace, du temps, un groupe et un enseignement) très étroitement associés. Un enseignant fait classe à une classe dans une salle de classe pendant un temps de classe. Tout est là. Si on veut, par exemple, remettre en question le temps de classe, on est obligé de toucher à tous les autres éléments du système-classe. C’est une des raisons qui font que l’on a du mal à transformer l’organisation pédagogique. En outre, le système-classe est un système de contrôle très efficace puisqu’on sait à tout instant qui est où et pour y faire quoi.
Y : Cette organisation condamne-elle toute tentative d’échapper à l’école-caserne à demeurer dans les marges ?
P : Je crois que oui malheureusement. L’institution scolaire se méfie d’une école qui serait réellement émancipatrice. Deux expérimentations qui commencent en cette rentrée vont dans le même sens, le port d’une « tenue vestimentaire commune », pour ne pas dire uniforme, et une nouvelle interdiction des téléphones portables à l’école et au collège : faire de nos établissements scolaires des lieux séparés du monde et contrôler les individus. Cantonner les pratiques alternatives dans les marges permet à la fois de leur donner l’importance qu’elles méritent et de maitriser le risque d’une généralisation dangereuse pour la reproduction sociale.
Pascal Clerc est professeur des Universités en géographie à Cergy Paris Université, laboratoire EMA (école – Mutations – Apprentissages).
Yannick Mével est professeur d’Histoire-Géographie honoraire
Pascal Clerc, Émanciper ou contrôler ? Les élèves et l’école au XXIe siècle, Autrement, 2024.