Qui connaît aujourd’hui « Bona » de Lino Brocka ? Que diriez-vous de partager enfin le plaisir de voir sur grand écran un film exceptionnel, resté invisible pendant plus de quarante ans ? Pour les jeunes spectateurs (et bien d’autres encore), pareille expérience constitue un événement. Et si nous nous laissions tous surprendre par un long métrage, venu de loin (Les Philippines, son pays d’origine), encensé à l’orée des années 80 par des critiques du monde entier et des amateurs éclairés (à Cannes puis à Nantes au Festival des Trois Continents) ?
Célébré dès sa présentation à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes en 1981, pièce maîtresse dans l’œuvre abondante d’une figure majeure du cinéma philippin, « Bona » est due à Lino Brocka, créateur prolifique, engagé sur tous les fronts sociaux et culturels (également au théâtre et à la télévision), inventeur d’un cinéma populaire, sans complaisance, alliage détonant de néoréalisme et de mélodrame.
« Bona » donc, un temps considéré comme perdu, menacé de tomber dans l’oubli, renaît sous nos yeux, grâce au travail minutieux et exigeant de Carlotta Films et de ses partenaires, dans une restauration 4K. Soyons curieux. Courons découvrir ce joyau retrouvé.
A la recherche du film perdu : de la restauration à la nouvelle vie de « Bona »
Carlotta Films –dédié aux classiques dits du patrimoine, une vocation dont atteste la rétrospective récente en salle de nombreux films en copie restaurée de l’oeuvre de Marcel Pagnol- n’en est pas à son coup d’essai pour faire connaître celle de Lino Brocka. Nous leur devons déjà la restauration de quelques films remarquables : « Manille », « Insiang » et « Caîn et Abel ».
Pour « Bona », l’affaire se complique puisque d’aucuns estiment le film perdu. Pourtant, en 2023 Carlotta Films et Kani Releasing acquièrent les droits auprès de sa productrice, actrice et artiste nationale, Nora Aunor. A noter : cette dernière, star dans son pays à l’époque, s’engage fortement dans le rôle de Bona, personnage déclassé aux antipodes de son statut d’idole.
Les aventuriers associés retrouvent aussi le négatif grâce au souci de préservation et de diffusion de Pierre Rissient, amoureux du cinéma et défricheur de talents, un être rare peu connu du grand public. Egalement producteur, réalisateur et conseiller artistique, ce dernier, peu de temps avant sa mort (il disparaît en 2018) avait fait déposer une copie originale de « Bona » au laboratoire LTC à Paris. La redécouverte de ce film s’est nourrie des travaux du chercheur Joseph B. Capino (University of Illinois Urbana Champaign). Un entretien mené en 2017 avec Pierre Rissient par ce professeur a permis de recueillir des informations inédites sur la localisation d’éléments filmiques de plusieurs créations de Lino Brocka. Des éléments précieux pour mener à bien l’entreprise en cours chère aux deux partenaires initiaux. Des éléments originaux confirmés par LTC (maintenant Cité de Mémoire).
La passion conjuguée des distributeurs/éditeurs donne ainsi une ‘nouvelle vie’ à « Bona » sous le regard des spectateurs en salle.
Lino Brocka, figure majeure du cinéma philippin, indomptable lutteur
La sélection de « Insiang » (réalistion : 1976) à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes en 1978 révèle le talent d’un cinéaste ‘boulimique’ qui a déjà de nombreux films à son actif, écrits, réalisés et produits (avec peu de moyens le plus souvent) dans son propre pays. Très vite, « Jaguar » se retrouve en Compétition officielle du Festival de Cannes en 1980. Puis, la QDR cannoise de 1981 donne à nouveau un coup de projecteur sur « Bona » (réalisation : 1980), un titre qui acquiert alors sa réputation de grand film, avec un enthousiasme confirmé par l’accueil qui lui est réservé quelques mois plus tard à Nantes au Festival des Trois Continents.
Reconnu, fêté et primé dans de nombreux festivals prestigieux du monde entier, Lino Brocka s’attache toujours à représenter, de façon à la fois cruelle, radicale et lyrique, la complexité des liens sociaux au cœur des couches populaires philippines, et la manière douloureuse dont la misère les affecte, à travers des récits en apparence ordinaires, ayant souvent pour cadre des bidonvilles, à Manille notamment. Son dernier film présenté en France l’est à Cannes hors Compétition en 1988 et il s’appelle « Les Insoumis ». Un titre à l’image de cette belle personne qui ne renonce jamais à l’engagement artistique et politique de toute sa vie. Un activisme, toujours dans l’urgence de vivre et de créer, dans la fidélité esthétique à l’ancrage de ses réalisations autour des laissés-pour-compte d’une société implacable pour les plus démunis. Et ce, sans renoncer au mélodrame, dans sa dureté et sa beauté assumées.
Jusqu’à sa mort en 1991 dans un accident de voiture à l’âge de 52 ans, opposant irréductible à la dictature des Marcos, peu sensible aux sirènes du pouvoir qui les remplace, Lino Brocka demeure tout au long de sa riche et courte vie un indomptable lutteur dont la ‘colère ne retombe pas’, comme le souligne un de ses admirateurs et amis.
Quelques mots élogieux de Serge Daney pour un cinéaste estimé
En février 1981, à l’occasion d’un ‘Panorama du cinéma philippin’ [Cahiers du cinéma n°320], le grand critique Serge Daney écrit : ‘Lino Brocka n’est pas un jeune-cinéaste-méritant-du-tiers-monde luttant avec morgue contre le mauvais goût (commercial) et son public. C’est certes un lutteur et un bon cinéaste, mais d’abord un personnage considérable, très connu dans son pays, et le chef de file spontané de tous ceux qui, depuis quelques années, veulent faire bouger le cinéma philippin. Omniprésent et infatigable, à la fois homme de théâtre et de télévision, ses films sont non seulement volés « au système » […] mais aussi à son propre temps’.
Jeune fille de la classe moyenne philippine, Bona a cessé de fréquenter le lycée. Elle préfère suivre Gardo, acteur second couteau sur des films à petit budget. Son attitude finit par exaspérer son père, qui la met dehors. Bona part s’installer chez Gardo. Alors qu’elle pense pouvoir enfin vivre une histoire d’amour avec lui, la jeune fille devient sa bonne à tout faire, obligée de supporter le défilé incessant de ses nombreuses conquêtes…
Puissent les spectateurs, en particulier les plus jeunes, voir, pour la première fois, « Bona » de Lino Brocka, film arraché au passé, restitué dans son éclat d’origine, et l’inscrire dans le temps du XXIème siècle. Le leur. Le nôtre.
Samra Bonvoisin
« Bona », film de Lino Brocka-sortie le 25 septembre 2024
Sélection ‘Cannes Classics’, Festival de Cannes 2024