Sur quel mode original évoquer au cinéma la crise existentielle d’une femme d’aujourd’hui, solitaire et autonome par son travail dans une agence de publicité, mère de deux grands enfants indépendants et poétesse incomprise en panne d’inspiration ? Pour son septième (et dernier) long métrage, la scénariste et cinéaste Sophie Fillières (disparue le 31 juillet 2023) invente une comédie burlesque et décalée, ouvertement loufoque, secrètement tragique.
« Ma vie, ma gueule » relève du prodige en raison de ses conditions de création : ce sont Agathe et Adam Bonitzer, ses enfants, qui en assurent, à la demande de leur mère, la postproduction, fruit d’un travail collectif avec l’apport notable du monteur François Quiqueré, entre autres collaborateurs généreusement embarqués dans cette ‘drôle d’aventure’, comme la définit son actrice principale, enthousiaste de la première heure dès la lecture du script, Agnès Jaoui.
Crise d’absences en cascade, traversée des apparences sans filet
Prémisses d’un texte à venir qui commence ainsi : « Ma vie… » et s’arrête là. Barberie Bichette, assise devant sa machine, ne va pas plus loin. D’ailleurs, ce jour-là rien ne va. Mal fagotée, pas maquillée, un bref coup d’œil au miroir de la salle de bain, le coup de téléphone d’une amie à qui on raconte des craques pour échapper à sa curiosité et notre héroïne (qui n’en a pas l’air) entame une journée sans entrain.
‘Aujourd’hui, c’est noir, c’est violent, c’est absurde et ça la terrifie : elle a 55 ans (autant dire 60 et bientôt plus !) soulignait la réalisatrice. Nous suivons en effet pas à pas Barberie Bichette (Agnès Jaoui, exceptionnelle) confrontée aux aléas d’une crise qu’elle n’a pas vu venir. Une ‘sortie de route’ avec effets à retardement et une traversée de la Manche pour aller voir ailleurs si elle y est et ce, en trois chapitres malicieusement intitulés ‘Pif !’, ‘Paf !’ et ‘Youkou’.
Autant dire que Barbie va en prendre ‘plein la gueule’, subrepticement d’abord, puis par lentes glissades et virages brutaux que des séances insolites chez un psychanalyste particulièrement taciturne ne peuvent enrayer. Je ne peux agir en fonction de ma ‘nature profonde’, comme le fait une amie, puisque je ne connais pas ma ‘nature profonde’, lui confie-t-elle en s’interrogeant tout soudain sur la présence d’une autruche posée sur une étagère derrière le fauteuil de son interlocuteur à la parole rare et laconique ; de rencontres impromptues (ses enfants distants) en croisements hasardeux dans la rue (deux hommes bizarrement entreprenants, qu’elle doit quitter sans demander son reste).
Ami d’enfance ? Dragueur insistant ? L’homme qui dit se prénommer Bertrand suscite chez Barbie l’indifférence, puis le rejet et l’effroi : elle voit en lui l’incarnation de la Mort à fuir sans coup férir.
Tout doucement, sans faire de bruit, nous la voyons s’allonger sur un banc public, couchée en chien de fusil, et demander qu’on prévienne ses enfants. Un séjour dans un hôpital psychiatrique au cours duquel une équipe bienveillante (infirmière et médecin se trouvant affublés du même prénom en forme d’onomatopée ‘fanfan’) assure le suivi d’une patiente déconcertante. Mais qui sort et paraît commencer à s’en sortir, à revenir à elle-même.
Elle revoit rapidement sans s’attarder proches et famille dont sa fille et son fils. Des enfants qui l’accompagnent dans son mouvement visiblement plus assuré. Sur le quai d’embarquement, elle les laisse en plan pour prendre le bateau, traverser la Manche et atteindre les Highlands en Ecosse. Un taxi la dépose devant une petite maison en bois posée sur une prairie verte au fond d’une vallée perdue. Personne aux alentours, à l’exception d’une femme qui l’accueille comme si elle l’attendait. Sur le sentier qui serpente vers une crête découpée dans le ciel blanc, Barberie Bichette entend une musique, se bouche les oreilles et crie : ‘arrêtez la musique !’.
Nous ferons silence sur le seul moment de musique interne à la fiction et sur la rencontre craquante avec le musicien et chanteur, son auteur.
Une seule certitude visible à l’œil nu : à cet instant précis, notre héroïne a vraiment l’air d’aller mieux.
Tout un monde de poésie burlesque et d’humour inquiet
Tout en prenant en charge la dimension ‘testamentaire’, bouleversante, de ce film, un autre prodige enchante : « Ma vie ma gueule » retrouve l’esprit de Buster Keaton mais dans une version féminine (et féministe). En lieu et place des gestes agiles d’un corps acrobate, et du regard impassible d’un visage hermétique, traits caractéristiques du personnage, affrontant avec constance heureux hasards et revers de fortune, créé et incarné par le grand maître du cinéma muet, Agnès Jaoui, interprète virtuose de « Ma vie ma gueule » s’impose à nous dans ce rôle de Barberie Bichette, corps las et nonchalant aux attitudes inattendues et aux réactions inopinées, parole déliée, langage poétique, associations d’idées fantasques, télescopages verbaux incongrus, éparpillement de soi ‘façon puzzle’, et fragile reprise du cours d’une vie à soi, ouverte au monde…
Dans la peau de Barbie (un surnom encombrant, collant à la peau des petites filles), Agnès Jaoui concentre, -par la subtilité de son jeu au diapason de dialogues ciselés et des méandres du script au cordeau-, les différentes phases de détresse de son personnage sans pathos ni psychologisme. Entre autodérision, facétie enfantine, esprit de sérieux, conjuration de la mort qui rôde, « Ma vie ma gueule » figure de façon jubilatoire et vertigineuse le séisme intime d’une femme au mitan de sa vie.
Subtilité et élégance formelle, ‘surréalisme’ du regard sur la vie
Depuis « Grande petite », son premier long métrage de fiction sorti en 1994, Sophie Fillières se distingue parmi les cinéastes de sa génération par la singularité de sa création avec une prédilection enjouée pour les tours et détours du désir, déjoués jusqu’à l’absurde par des personnages féminins (principaux) en déséquilibre, à la parole follement débridée, qui mènent la danse sans savoir sur quel pied retomber, entre autres paradoxes qui dessinent un univers de fantaisie et de noirceur où affleure l’inconscient, à la lisière du conte pour enfants ; un univers allergique aux convenances, tout en posant frontalement sur la table des questions vitales, avec humour et trivialité. Les titres de ses autres films ressemblent aux gags d’une gamine farceuse à qui on ne la fait pas : « Aië » , 1999, « Gentille », 2005, « Un Chat un chat », 2009, « Arrête ou je continue », 2014,
« La Belle et la belle », 2018.
Et son œuvre ultime nous interroge encore, sur un ton faussement badin, à l’arrière-plan inquiétant : de Barbie ‘trompe-la-mort’ à Barberie Bichette ‘sauve qui peut (la vie)’, sommes-nous capables, les unes et les autres, d’exister pleinement et d’appartenir au monde sans nous en laisser conter ?
Samra Bonvoisin
« Ma vie, ma gueule », film de Sophie Fillières-sortie le 18 septembre 2024
Film d’ouverture, La Quinzaine des cinéastes, Festival de Cannes 2024, Coup de cœur des auteurs de la SACD, Coup de cœur des Cinéma ‘Art et essai’