Au cœur de la question de l’efficacité en éducation, celle du « changement » : que ce soit dans les pratiques enseignantes ou dans l’implantation de nouveaux dispositifs issus de savoirs de recherche, à quel moment faut-il changer, arrêter, poursuivre, transformer ? Comment mesurer réellement l’efficacité d’un changement ? Et quand les résultats ne sont pas à la hauteur des ambitions, à quel moment considérer que c’est la prescription qui a été mal mise en œuvre, ou que l’impulsion engagée n’était pas la bonne ?
Évidemment, le lecteur de l’ouvrage fera immédiatement le lien avec des « réformes » mises en place et dont on peut penser qu’elles ne sont pas à la hauteur des attentes : éducation prioritaire, réforme du lycée pro ou du lycée général, suppression du redoublement, « plus de maitres que de classes » ou CP dédoublés, mise en place d’évaluations nationales, enseignement explicite, enseignement des arts et culture (PEAC), nouvelles prescriptions sur les programmes… A quel moment peut-on dire « ça ne marche pas parce que la réforme est mauvaise », comme le disent souvent les opposants à une réforme, ou « ça ne marche pas parce que les gens ne font pas ce qu’on leur demande de faire », comme le disent les instigateurs des changements prescrits.
Selon Galand, Benoit et Tomaltcheff qui se posent les questions de la « mesure d’impact » dans le chapitre 4 de l’ouvrage, ces questions sont trop souvent négligées, parce qu’on pense à tort que la diffusion de « ce qui marche » en laboratoire est trop souvent promise par la diffusion, le ruissellement ou l’imposition d’un changement, comme si les professionnels n’étaient que des agents passifs. Trop souvent, l’impact des implantations est mesuré par leurs promoteurs eux-mêmes, et il est bien difficile de faire le tri entre les différents facteurs qui contribuent à la « réussite » ou à l’échec d’une mesure. On pourrait alors tenter de mesurer :
- des temps (est-ce que les professionnels ont bien passé le temps qu’on leur demandait d’y passer, dans leurs pratiques d’enseignement ?),
- l’adhésion (est-ce qu’ils sont d’accord avec ce qu’on leur demande de faire ? Est-ce qu’ils y croient ? Ont-ils des marges de discussion et d’appropriation ? La relation entre chercheurs, formateurs et acteurs est-elle plutôt collaborative ou normative ?),
- la formation (est-ce que ce qu’on a fait en formation a été efficace pour engager des dynamiques porteuses ? S’est-on assez intéressé à l’observation réelle du travail ?)
- la stabilité (est-ce que la rotation rapide des acteurs ou des pilotes impacte la poursuite de l’engagement dans le programme ? Est-ce que d’autres priorités s’opposent ?)
- les moyens (est-ce qu’ils ont les moyens matériels et humains pour faire ce qui est demandé ?)
- la variabilité des résultats (est-ce que ça marche bien dans certains endroits, pour certains publics, mais moins bien pour d’autres ?).
Selon les auteurs, observer ces « variables d’efficacité » demande aux institutions de transformer leurs organisations, que ce soit dans la conception du métier de pilote, de chercheur, de formateur, et de développer des modalités de collaboration, construire des espaces de travail commun, s’intéresser vraiment à ce que les uns pensent de la place que peuvent occuper les autres, comprendre d’autres points que les siens, et construire des ajustements nécessaires à la réussite des changements proposés.
Le chapitre 5, dans lequel Violaine Kubiszewski revient sur les résultats paradoxaux de l’implantation du programme « Soutien au Comportement Positif » (directement inscrit dans les théories de l’Evidence Based Education) dans l’académie de Besançon est une jolie illustration des discussions ci-dessus. Dans une autre dimension, le chapitre 3 illustre la difficulté pour les pilotes et acteurs institutionnels d’une province québécoise à s’emparer des conclusions d’une évaluation de dispositif visant à développer les « communautés de pratiques » pour nourrir du travail réflexif collectif, et à prendre de la distance devant les urgences du quotidien. Mais loin de chercher des boucs émissaires, l’autrice évoque en parallèle la difficulté pour les équipes de recherche à entendre les réticences des professionnels sur les implantations proposées.
Le chapitre 7 (Bressoux, Pansu, Thiboud) est particulièrement intéressant pour illustrer la question du « passage à l’échelle » d’une innovation : il relate avec précision l’évolution du dispositif « Apprenance » dans l’académie de Grenoble, au départ conçu dans une circonscription de la Drôme par un IEN, Sylvain Joly, à partir d’approches largement inspirées de différentes connaissances issues d’approches pédagogiques et sociologiques (comprendre les « malentendus » que rencontrent les élèves dans les tâches scolaires) et d’analyse du travail (confronter les enseignants à leur propre pratique avec des films et des autoconfrontations, et construire la formation à partir de ces analyses sur des temps longs (3 ans). Les auteurs décrivent comment ce dispositif change de nature lorsque le recteur souhaite l’étendre à toute l’académie, et comment les chercheurs mobilisés, nourris de paradigmes théoriques différents, cherchent à le rationaliser, le « standardiser » pour « mieux l’adapter aux connaissances scientifiques » des « données probantes » (notamment celles promues par l’Evidence Based Practices) et renomment le dispositif en « Apprenance-R » (pour Recherche). Reste à savoir avec quelle efficacité…
Le chapitre 8 (Larose et alii) intéressera les chercheurs soucieux d’affiner leur méthodologie, parce qu’il décrit par le menu la démarche menée par les instigateurs du projet FORTUNE, au Canada, visant à développer un programme de formation en direction de « tuteurs » d’élèves de milieux défavorisés (enseignants retraités, étudiants, adultes de « communautés », enseignants qualifiés ou non). Ce projet s’adosse à l’idée que le tutorat serait reconnu par certaines méta-analyses comme d’un meilleur « rapport qualité-prix » que des mesures de réduction d’effectifs de classe ou de formation des enseignants… Les concepteurs souhaitent également construire leur « formation » (12 heures sur une plateforme numérique pour s’approprier les résultats des « données probantes » en matière d’apprentissage de la lecture-écriture) et l’évaluer (étonnamment, pas à partir de l’évaluation de l’évolution des connaissances et savoirs-faire des élèves en lecture, mais par des « mesures d’attitude à l’égard de la langue » et « une échelle de satisfaction des besoins motivationnels »).
Outre qu’il permettra au lecteur de mesurer son degré d’adhésion à tous ces principes, l’intérêt du chapitres est également qu’il revient en détail sur l’étendue des questions éthiques et méthodologiques que se posent ses concepteurs.
Dans le chapitre 9, André Tricot défend un point de vue radical : la recherche peut produire des connaissances, proposer d’améliorer des situations, mais pas des pratiques ! Dans son approche de « psychologie ergonomique », il cherche à comprendre la nature des difficultés rencontrées dans les situations d’apprentissage, et à faire des propositions d’amélioration (il rend notamment hommage à la thèse de Juliette Renaud sur l’enseignement de la compréhension des textes documentaires avec LectureDoc).
Tricot développe l’idée que « l’ingénierie pédagogique » peut donner des solutions intéressantes pour traiter les « problèmes d’enseignement », à partir du moment où elle se nourrit d’une démarche efficace qui doit pouvoir être utilisée par tout enseignant :
- Qu’est-ce qui doit être appris (tel que défini dans les programmes) ?
- Quels sont les problèmes à résoudre ?
- Quels sont les moyens ?
- Avec quelles tâches, quelle progression, quels supports, quelles aides, quelles régulations ?
Selon Tricot, le travail des chercheurs doit être de produire des connaissances, des outils qui aident les enseignants à ce que cette démarche soit moins coûteuse, plus acceptable, surtout lorsqu’ils sont peu expérimentés. Il revient sur l’importance des critères de conception ergonomique : est-ce que selon les situations, les supports que je propose sont utiles, utilisables, acceptables ? Un logiciel sur une tablette qui le sera dans un cabinet d’orthophonie en situation duelle ne le sera pas forcément en contexte collectif dans une classe ! Il propose d’appliquer ces vigilances aux situations de formation : les modalités transmissives n’ont que peu d’impact sur les pratiques, et les dogmes (ou idées reçues) sont persistants en éducation, que ce soit sur les « styles d’apprentissages » ou les « digital natifs »… Il rappelle l’importance de diffuser des synthèses de connaissances accessibles sur ces sujets, comme s’y emploie la collection « Mythes et réalités » qu’il a créée.
Patrick Picard
Transformer les pratiques en éducation : quelles recherches pour quels apports ? Ouvrage Coordonné par Thibault Coppe, Ariane Baye et Benoit Galand Presses universitaires de Louvain, 2023, ISBN 978-2-39061-430-2
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