Comment un programme d’arts plastiques axé sur l’écopédagogie peut-il influencer la perception et la gestion des déchets par les élèves ? Comment développer une conscience environnementale durable ? Eve Capel, enseignante en arts plastiques, est confrontée à un environnement où les déchets sont omniprésents, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement situé à Dakar. « Les élèves ont pu visualiser leur propre impact sur l’environnement et réfléchir à des moyens de le réduire ». L’enseignante raconte les étapes de son projet.
Quand les poubelles débordent et que la planète suffoque, l’éducation artistique devient un acte de résistance.
Des études révèlent qu’en Afrique subsaharienne, plus de la moitié des déchets sont non traités et finissent dans des décharges non contrôlées ou brûlés à l’air libre. À Dakar, bien que le taux de collecte des déchets soit relativement élevé, il chute drastiquement dans les zones rurales périphériques, souvent à moins de 20 %. De nombreux déchets y sont entreposés dans des décharges sauvages ou des sites d’enfouissement non réglementés, posant de sérieux risques pour la santé publique et l’environnement. Les comportements de nos élèves, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement, reflètent ce problème environnemental. Les élèves, souvent assis par terre au milieu des déchets sans les remarquer, ajoutent à ce problème en jetant leurs emballages de déjeuner et de goûter directement au sol. Paradoxe d’un établissement labellisé E3D avec des éco-délégués où les élèves jettent toutes leurs ordures par terre en méprisant tous les principes du respect de l’environnement.
Face à cette situation, la nécessité de sensibiliser nos élèves est apparue évidente. Plusieurs projets ont été menés durant l’année par les éco-délégués et aussi en arts plastiques avec les élèves de 6ème en collaboration avec leurs camarades de maternelle, créant des actions et campagnes d’affichages sur le sujet. Comme le souligne Joy G. Bertling dans son ouvrage “Art Education for a Sustainable Planet: Embracing Ecopedagogy in K–12 Classrooms”, l’intégration de l’écopédagogie et de l’éco-art dans l’éducation artistique peut transformer et enrichir cette discipline, contribuant ainsi à une meilleure compréhension et responsabilité environnementales. Ce projet présenté s’inscrit dans le parcours éducatif artistique et culturel, ainsi que dans le parcours citoyen de nos élèves de quatrième, soit une cohorte de 60 élèves.
L’objectif est de provoquer une remise en question des comportements de nos élèves à travers une rencontre, une pratique artistique et des débats. Ces dispositifs didactiques mis en œuvre sont les fondements du cours d’arts plastiques. Ils permettent aux élèves de développer une compréhension critique et réfléchie des œuvres d’art et de leur pratique, d’affiner leur capacité à exprimer leurs idées et de questionner le monde qui les entoure. L’enjeu des disciplines artistiques est la construction de la personne par la pratique artistique et la réflexion.
L’article “Les arts à l’école” d’Élisabeth Bussienne et Sylviane Martin dans les Cahiers pédagogiques de 2008, interroge ce qui reste de l’enseignement artistique dans les pratiques culturelles et les projets personnels des adolescents, ou chez les adultes après avoir quitté l’école. Au-delà de la pratique, la verbalisation permet d’apprendre en parlant, un moment essentiel de l’enseignement des arts plastiques, souligné par les programmes : l’explicitation de la pratique (C3.3 du programme des arts plastiques du cycle 4).
Rencontre avec l’Artiste et Exploration des Thématiques
Dans le cadre du off de la Biennale de Dakar, initialement programmée en mai 2024, l’artiste KEKE et l’association Baobab exposaient à la Galerie d’art de Saly, un des rares lieux culturels de la ville. L’artiste et son association ont pris contact avec l’établissement pour proposer une rencontre. L’enseignante d’arts plastiques, déjà en train de prévoir la venue de différents artistes pour le off de la Biennale, a donc saisi cette opportunité. Bien que la Biennale ait été reportée sur ordre préfectoral en décembre, les expositions et interventions prévues dans les différents lieux qui accueillaient le off de la Biennale ont été maintenues.
L’artiste, de son vrai nom Kelly Barbarit, mène un projet intitulé le Bogoké Project. Initiée au Burkina Faso en 2021, cette initiative est portée par la photographe et dessinatrice KEKE, en collaboration avec l’association Baobab. BogokéProject vise à susciter une réflexion active sur les déchets qui nous entourent et sur notre environnement quotidien. Il invite à remettre en question nos comportements de consommation et explore le lien entre les déchets matériels et émotionnels à travers les arts visuels et l’artisanat.
Le projet met en lumière le pouvoir de la photographie, du dessin et de la vidéo pour communiquer au-delà des mots et sensibiliser notre regard. Il souligne également l’importance de l’artisanat comme gardien des cultures et comme outil de transformation de nos excès. Un élément central du projet est la création de tissages DINANA (« ce qui a été jeté » en langue boaba) , en utilisant des déchets souples collectés dans les décharges à ciel ouvert de Ouagadougou. Ces déchets sont lavés, coupés puis tissés sur des métiers traditionnels par les artisans de l’association Baobab.
Le projet avec les élèves de 4eme s’est déroulé sur six cours d’arts plastiques de deux heures avec chaque classe, où l’artiste et les membres de l’association co-intervenaient avec l’enseignante des arts plastiques. Le projet a été introduit par une œuvre vidéo de l’artiste intitulée « Tempête », qui questionne l’environnement et les déchets. À partir de leur interprétation sensible et leur analyse, les élèves ont été amenés à discuter de problématiques concrètes soulevées par l’œuvre , partageant leurs habitudes et leur manière de gérer les déchets au quotidien. Bertling propose sept strands curriculaires innovants pour aider les enseignants à intégrer des processus écologiques dans leurs cours, tels que l’attention, la relation, et la co-création. Ces principes sont au cœur de notre projet avec l’artiste KEKE et l’association Baobab.
Pratiques et Démarche Créative
Les élèves ont ensuite entrepris un « grand nettoyage » de l’établissement, en collectant et en triant systématiquement divers objets et matériaux. Cette démarche de collecte et de visualisation des déchets s’aligne avec les idées de Bertling sur l’utilisation des données visuelles pour sensibiliser et encourager des comportements responsables. Les élèves ont pu visualiser leur propre impact sur l’environnement et réfléchir à des moyens de le réduire.
Ce processus de classification leur a permis de constater les consommations les plus fréquentes des élèves du lycée comme par exemple une consommation élevée de jus et de « crème Bissap » (sorbets en sachets plastiques), stimulant ainsi une réflexion critique sur la réduction de ces déchets. Progressivement, des élèves ont incorporé ces observations dans leur propre projet personnel. Ils ont exploré diverses idées, certains avaient des idées très précises, d’autres avaient besoin d’expérimenter la plasticité des matériaux collectés, parfois sans but précis, simplement attirés par les matériaux ou les outils. Ce moment d’exploration, propre au cours d’arts plastiques, permet aux élèves de se familiariser avec les matériaux et de découvrir leurs propriétés.
La verbalisation, moment clé des apprentissages en arts plastiques, a été ici orchestrée par l’enseignante et l’artiste, une fois les productions terminées. Ce moment joue un rôle déterminant dans l’affinement de la démarche artistique des élèves. Un travail plastique qui n’est pas verbalisé est un travail qui n’existe pas. Pour certains, cette verbalisation clarifie la démarche qui a été menée, tandis que pour d’autres, elle permet de découvrir que leurs gestes accomplis n’étaient pas anodins. Le regard critique des camarades apporte un intérêt et du sens aux projets concrétisés, favorisant un apprentissage collaboratif.
En alignement avec les programmes d’arts plastiques du cycle 4, ces moments de pratique et de théorisation permettent aux élèves d’apprendre à la fois physiquement et intellectuellement. Afin de le présenter aux autres son travail, l’élève doit prendre du recul. Ce moment de réflexion permet de soulever les implicites et les impensés, enrichissant ainsi le processus d’apprentissage, élargissant leurs conceptions et affinant leur regard critique. La référence à « La verbalisation ou l’art de rendre compatibles l’expression personnelle et les apprentissages » (Eduscol, mars 2016) souligne l’importance de la verbalisation dans l’enseignement des arts plastiques, en permettant aux élèves de théoriser et de donner du sens à leurs pratiques.
Engagement et Responsabilité des Élèves
Les élèves se sont engagés collectivement pour créer un visuel symbolisant les idées qui leur tenaient le plus à cœur dans leur classe. Bertling insiste sur l’importance de la co-création et des coalitions dans l’éducation artistique pour restaurer les écosystèmes et responsabiliser les communautés.
Ensemble et à partir de leur proposition, ils ont construit un symbole venu habiller l’œuvre collective intitulée « Le Navire à Tisser ». Cette œuvre, qui voyage dans les écoles et galeries des pays d’Afrique de l’Ouest, témoigne de notre gestion et ingestion, ainsi que de notre questionnement face aux déchets.
Les élèves ont ainsi pris part à la réalisation de cette œuvre collective, en préparant les déchets souples qu’ils avaient ramassés au sein du lycée : les sélectionnant, les lavant, et les coupant pour qu’ils puissent être tissés sur un métier traditionnel. Ils ont ensuite rencontré un tisserand à la galerie d’exposition voisine puis au sein même de notre lycée, qui leur a expliqué les techniques du tissage DINANA. Cela leur a permis de concrétiser les visuels élaborés collectivement.
Ensuite, les élèves ont organisé leur propre exposition, présentant leurs réalisations ainsi que « Le Navire à Tisser », démonté de l’exposition de la galerie et remonté par leurs soins au sein du lycée. Ils ont réfléchi ensemble à une mise en scène qui reflète la nature du propos, transformant cette exposition en un outil puissant de sensibilisation environnementale.
Présentation et valorisation des travaux
Ainsi, l’utilisation du cours d’arts plastiques, souvent perçue comme une activité abstraite, a été exploitée pour aborder un problème concret et urgent. Les élèves ont non seulement développé leurs compétences, mais ont aussi appris à se responsabiliser et à s’engager dans des actions concrètes pour sensibiliser leur communauté à la gestion des déchets. Comme le note Bertling, l’éducation artistique ne se limite pas à la pratique artistique elle-même mais s’étend à la réflexion critique et à l’action communautaire, des éléments clés pour un avenir durable.
Les élèves sont devenus acteurs de ce projet en prenant le rôle de médiateurs pour accueillir les familles et les membres de la communauté éducative lors du spectacle de fin d’année, qui attirait de nombreux visiteurs. Ils ont également accueilli leurs jeunes camarades du premier degré venus découvrir l’exposition avec leur classe ou parfois seul pendant la récréation. Les élèves de quatrième ont orchestré un débat à partir des questions et des impressions de leur auditoire en s’appuyant sur leur réalisation et celle de leurs pairs, ainsi que sur l’œuvre collective, éduquant chacun à la responsabilité environnementale.
En assumant ce rôle de médiation et en animant les débats, les élèves ont renforcé leur engagement citoyen et leur capacité à communiquer efficacement sur des enjeux environnementaux, faisant de leur projet artistique un vecteur de sensibilisation et de transformation.
Eve Capel