Les œuvres d’art ont-elles une âme ? Victimes du pillage à grande échelle par les troupes coloniales françaises, en Afrique subsaharienne en général et au Dahomey en particulier [17 novembre 1892 sous les ordres du général Dodds], et sujettes à une appropriation et une conservation muséographique dans notre pays, la France, peuvent-elle renaître, leur restitution officiellement actée et effective le 10 novembre 2021 en retrouvant de leur départ du musée du Quai Branly jusqu’à leur propre pays, devenu le Bénin [indépendant depuis 1960] ? A quelles condition un tel événement culturel et politique peut-t-il bouleverser l’imaginaire du peuple béninois, au-delà du débat foisonnant suscité chez les étudiants de l’université d’Abomey ? Des ‘joyaux’ inestimables – témoins d’une puissante dynastie royale fondée au XVIIème siècle, conservés un temps fou dans les musées de France, arrachés ainsi à l’histoire du Dahomey, et ancienne colonie – peuvent-ils s’inscrire à nouveau dans la mémoire collective d’une jeunesse qui en ignorait en majorité jusqu’alors l’existence ? Pour appréhender de pareils enjeux, « Dahomey » de Mati Diop nous invite à un voyage halluciné, poétique et politique à la fois, aux côtés des trésors royaux ‘restitués’ tout au long de leur transfert de la France jusqu’à leur ‘rapatriement’ au Bénin. Une traversée des revenants aux prolongements inouïs.
Du rapatriement technique au retour mythique, création d’une œuvre polyphonique
Après plusieurs réalisations tournées à Dakar culminant avec « Atlantique », premier long métrage de fiction à la grâce ‘fantomatique’ envoutante (Grand Prix du Festival de Cannes 2019, célébration mondiale), Mati Diop, vidéaste et cinéaste franco-sénégalaise, nourrie d’influences mêlées, aimantée par le Sénégal, terre de la famille paternelle (elle est fille d’une photographe et acheteuse d’art française et du musicien Wasis Diop, et nièce du grand cinéaste Djibril Diop Manbéty) et puissamment attirée par le continent africain et son histoire, se dit profondément troublée par l’annonce officielle de la restitution des vingt-six œuvres d’art en question. Un choc émotionnel d’importance au point de consacrer deux ans de travail à la réalisation d’un documentaire dotée d’une écriture et d’un style cinématographique singulier.
Elle passe outre les difficultés de financement (création de sa propre société de production au Sénégal comprise) et les accords –de la part des autorités françaises et béninoises- nécessaires au déroulement de l’entreprise et du tournage d’un continent à l’autre.
Dans les entrailles du musée du Quai Branly, sous les éclairages ocres et jaunes d’immenses espaces, la caméra accompagne avec délicatesse les gestes infiniment précis des spécialistes de tous corps de métier chargés de transporter les précieuses statues d’Abomey à l’apparence mi-homme mi-animal. Au fil des précautions et des gestes rigoureux, la ‘mise en caisse’ s’individualise et la sortie du lieu d’exposition (ou des sous-sols de conservation) se métamorphose en un enfermement soigneusement contrôlé à l’intérieur d’une grande boîte taillée sur mesure, telle une petite cabine adaptée à la longue traversée en avion-cargo jusqu’à Cotonnou.
Nous sommes alors confrontés à un premier coup de force narratif : le couvercle se referme, l’obscurité se fait et nous somme avec une des statues royales, et sa voix étrange, aux accents mélangés, aux tonalités à la fois humaines et métalliques, nous fait part à la première personne de sa peine, de ses souffrances, des tourments du déracinement subi ainsi par tout un peuple ; comme si le trésor royal anthropomorphique s’éveillait après avoir été plongé dans un profond sommeil.
Par bribes, la voix intérieure (en fon, dialecte ancien, texte écrit avec le concours de l’écrivain haïtien Makenzy Orcel), cet esprit des trésors revient périodiquement habiter le récit au fur et à mesure que les objets d’art, à l’occasion de leur exposition au Palais présidentiel dans la capitale du Bénin et de leur rencontre avec le public béninois, notamment. Et que les œuvres ainsi retrouvées acquièrent, aux yeux de la réalisatrice, et devant nous –conquis par ce pari risqué- une dimension de personnages, des œuvres devenant‘actrices et narratrices de leur épopée’ ; la musique –composition du Béninois Wally Badarou et du Nigérian Dean Blunt, à ce titre, donnant une amplitude, complexe et secrète à cette réappropriation insolite de l’histoire béninoise.
Face à l’agora de jeunes étudiants : œuvres parlantes, images manquantes
Mais que vaut une telle entreprise, si tardive, de récupération de trésors anciens, traces mythiques longtemps accaparées par les colonisateurs français et soustraits à l’histoire, au regard et à l’imaginaire du peuple béninois ? Sans avoir la prétention d’apporter des réponses tranchées à ce questionnement, Mati Diop met en place un dispositif apte à en capter les ondes de choc auprès de représentants de la jeune génération. Réunis dans un amphithéâtre aux larges baies vitrées ouvertes sur la nature arborée et éclairant les visages fiévreux, des étudiantes et leurs camarades masculins échangent avec franchise, et véhémence parfois, autour du bien-fondé de cette restitution. Comment ont été sélectionnées les œuvres par les autorités concernées, en particulier par le président du Bénin ? Comment la France a-t-elle pu garder tant de temps des objets d’art ‘volés’ ? Une qualification proclamée avec une colère, pas toujours partagée. Les idées fusent, le débat s’enrichit d’une réflexion plus large sur la relation à l’histoire, à la construction d’une mémoire collective, qui ne saurait se réduire à la remise en causse du passé colonial du pays et de l’influence prégnante de l’ancienne présence française.
Nous repensons alors à l’errance nocturne, dans les rues de Cotonnou, de ‘l’esprit’, en train de se libérer, d’un trésor royal de retour sur le sol natal, -une séquence traitée sur le mode fantastique à la manière dont les compagnons noyés en mer à bord de pirogues voguant vers l’Europe venaient hanter leurs compagnes restées à Dakar ; des fantômes venus pour réclamer leur ‘dû’, dans « Atlantique » en 2019.
Au fond, Mat Diop poursuit ici son exploration et sa reconstruction de la mémoire des pays d’Afrique en faisant parler les œuvres d’art enfouies et ramenées à la vie auprès des leurs après avoir traversé les siècles et les océans. Avec l’audacieuse conviction que l’art cinématographique, documentaire et fiction, travaille à ces retrouvailles entre les fantômes du passé, les traces lointaines de créations humaines et les jeunes générations, béninoises en l’occurrence, portées par le besoin de connaitre la dimension coloniale de leur propre histoire jusque dans ses prolongements aujourd’hui [en France le projet de loi concernant la restitution d’autres œuvres d’art africaines spoliées est en suspens] ; des jeunes habités par le désir ardent de maîtriser leur indépendance à partir de la réappropriation d’une mémoire collective ‘perdue’ pour prendre en main leur destin en toute connaissance de cause.
Autrement dit : « Dahomey » de Mati Diop s’offre à nous, à travers sa forme hybride alliant réalisme, appel au rêve et fantastique, étranges voix intérieures, tempi musicaux dissonants et changements de registres visuels, comme un geste poétique et politique, à la beauté intranquille.
Samra Bonvoisin
« Dahomey », film écrit et réalisé par Mati Diop-sortie le 11 septembre 2024
Compétition officielle, Ours d’Or, Festival de Berlin 2024
« Atlantique » de Mati Diop, ‘Le Film de la semaine’, Le Café pédagogique du 2 octobre 2019