Dans cette chronique « tout change, rien ne change », Bruno Devauchelle, au prisme du numérique, revient sur l’enseignement et le modèle scolaire… qui ne semblent pas changer au fil des siècles et des évolutions.
2024 – 2025 : tout change, rien ne change
Si le numérique a transformé l’éducation, il n’a pas vraiment transformé l’enseignement scolaire et universitaire. Il y a bientôt dix ans, lors d’une conférence sur le numérique éducatif, l’interrogation d’un des participants était : « comment sera l’école dans vingt ans et après ? ». La réponse que nous avions faite est que « rien ne changerait ou si peu ». Car c’est un des éléments qu’il ne faut pas ignorer, le modèle scolaire qui s’est imposé au XIXème siècle dans nos sociétés est désormais tellement ancré dans l’inconscient collectif que, malgré des constants ajustements, l’essentiel est resté d’une étonnante stabilité. Le développement de l’informatique porté parfois par des visionnaires comme Seymour Papert, prolongé par l’émergence d’une société dite numérique portée par des zélateurs comme François Taddei n’ont pas amené aux transformations promises ou rêvées de l’école et du système scolaire en général. Si l’on revient sur le livre de Fred Turner (Aux sources de l’utopie numérique, cf éditions 2012 – 2006), on ne peut que constater l’écart qui se creuse entre des systèmes installés et les utopies liées au numérique. Certains, actuellement, envisagent même l’inverse : le numérique au service du renforcement des institutions anciennes (confère la vidéoprojection en remplacement du tableau noir présenté comme outil de personnalisation – discours des concepteurs vendeurs – alors qu’il est à la base base de l’enseignement collectif magistral, par exemple) tandis que d’autres tentent de faire sortir le numérique de l’institution scolaire au nom des « nuisances » potentielles (santé, sobriété, énergie, environnement…
Où en sommes-nous à cette rentrée ?
La fameuse « stratégie » du ministère de l’Éducation (Direction du Numérique) a-t-elle fait long feu ? A en relire les lignes et les annonces ministérielles faites entre temps on peut s’interroger. Que vont devenir les projets du type Territoires Numériques Éducatifs (TNE), compte ressource pour les enseignants, Intelligence artificielle en classe de seconde (projet MIA français et mathématiques) ou encore : la « Réalisation d’une première version d’un tableau de bord du numérique pour l’éducation, construit en partenariat avec les acteurs volontaires, d’ici la rentrée 2023 » (alors qu’il en existait déjà en 2016 ). La circulaire de rentrée, après avoir rappelé la stratégie comporte cette phrase : « Cet appui sur le numérique doit être corrélé à un usage raisonné des écrans pour lequel l’action du ministère se déploiera dès la rentrée afin d’éduquer les élèves, aussi bien en termes d’exposition que de pratiques. » qui montre bien l’écart qui prévaut entre deux pôles qui, sans être présentés comme antagonistes, sont bien au coeur des attractions possibles à venir. C’est au même moment que sont mises en application des lois sur les outils de contrôle parental. La circulaire de rentrée s’inscrit dans la suite des textes de 2018 interdisant le téléphone portable dans les établissements scolaires. Pour le dire autrement, l’insistance sur les fondamentaux est aussi un rappel de la persistance d’une forme scolaire, reproduction d’un modèle issu du XIXè siècle et désormais accepté comme une sorte de norme centrale et immuable.
Et pourtant les moyens numériques continuent de se développer dans la société
L’illustration de la poursuite des transformations liées à l’informatique et au numérique se fait, depuis un peu plus d’un an, autour de l’Intelligence artificielle (ou du moins ce qui est nommé ainsi). Alors que d’aucuns mettent en question la viabilité économique de cette évolution, le grand public et l’éducation s’en sont emparé, tant l’IA générative a impressionné et apporté d’immédiates solutions à des situations problématiques variées (conceptions de texte, ingénierie pédagogique, évaluations….). La « facilitation » a, là encore, été le moteur principal de l’adoption voire l’appropriation de ces technologies dans la population. Que ce soit explicite ou implicite, chacun peut « améliorer » ses performances cognitives grâce à cette IA générative. Performance ne signifie pas compétence (produit vs processus). L’IA générative peut soit se substituer à l’activité intellectuelle, la détourner, soit l’augmenter et ainsi profiter à certains, tout en « trompant » d’autres. Au traditionnel illectronisme s’ajoute une nouvelle forme d’ignorance : ce qui se présente à la surface de nos écrans s’éloignerait de plus en plus de la réalité physiquement perceptible. On ne peut que constater l’urgence d’une éducation, précoce si possible, pour permettre à chacun de trouver la bonne distance avec l’environnement technologico-cognitif qui s’impose à chacun de nous.
Pourquoi ça ne change pas ?
Au moment où le gouvernement est appelé à changer suite aux élections de juin 2024, on peut relire ce texte : « PLUS CA CHANGE ET PLUS C’EST LA MÊME CHOSE, NOTES DE VOYAGE, » (Alphonse Karr, 1871) qui évoque, certes une autre époque, mais qui rappelle aussi les ralentissements, retours en arrière et autre non changements liés aux changements politiques. Vivrions-nous en ce moment la même chose, au moins pour ce qui concerne l’école et aussi le numérique en particulier ? La forme scolaire reste étonnamment stable au cours des deux derniers siècles. Si certains vont signaler des évolutions, il faut rappeler les constantes comme Guy Vincent et ses collègues l’avaient fait. Bien que certains aient tenté de laisser penser à un changement profond (classe inversée, classe flexible, école numérique, hybridation ou multimodalités…) en lien avec les développements technologiques, le monde scolaire comme universitaire n’a pas vécu, au coeur de leur activité les transformations de l’industrie. La salle de classe et l’établissement scolaire sont sacralisés jusqu’à employer le terme de « sanctuaire ». Le développement des moyens d’information et de communication n’ont pas produit (encore ?) les mêmes effets que l’industrialisation du XIXè siècle.
Médiation, médiatisation…
L’école, la classe sont centrées sur la médiation humaine. C’est cela qui amène à ce propos récurrent « on ne remplacera pas les enseignants » face aux ordinateurs. Mais la médiatisation, qui a peu envahi l’école a pourtant pointé temporairement lors de la crise sanitaire. C’est à ce moment-là qu’aurait pu se construire un projet alternatif, différent, nouveau. Mais les observations des comportements d’alors ont montré combien la forme traditionnelle était ancrée dans l’esprit de notre société. Ce qui dérange en ce moment, c’est d’observer les comportements des adultes face aux technologies : d’une part, ils les utilisent parfois à outrance, d’autre part, ils sont prompts à fustiger la jeunesse et tenter de la réglementer. C’est ce paradoxe qui pourrait, à terme, interroger la forme sociale (ce qui est encours) et par rebond la forme scolaire.
En attendant la rentrée et l’éventualité d’une nouvelle orientation politique l’école va reprendre son cours. Cette période d’incertitude va renforcer les pratiques habituelles, renforcées par les discours de méfiance qui se sont diffusés au cours des dernières années. La fascination pour le progrès technique dans l’école reste l’apanage de quelques-uns (qui se réunissent parfois pour en célébrer l’évolution comme en cette pré-rentrée). Mais pour la très grande majorité des enseignants, des élèves et des parents, ce sont les fondamentaux de l’apprentissage, mais aussi la compétition scolaire qui vont reprendre dans les prochains jours….
Bruno Devauchelle