Comment une grille de sécurité peut-elle devenir objet pédagogique ? L’établissement scolaire où se déroule ce projet est un lycée français partenaire de l’Agence de l’Enseignement Français à l’Étranger (AEFE) au Sénégal. Il accueille des élèves de la toute petite section à la terminale, regroupant près de 600 élèves.
Le Lycée Français Jacques Prévert de Saly a récemment entrepris un projet ambitieux visant à renforcer la sécurité de son établissement tout en intégrant des éléments pédagogiques innovants et les attentes des programmes scolaires. Au cours de l’année 2022-23, l’équipe pédagogique a mené un projet interdisciplinaire qui a mobilisé l’ensemble de la communauté éducative. Comme le dit Philippe Meirieu, l’enseignement pratique interdisciplinaire peut dynamiser l’enseignement, ce projet en est un exemple. Ce projet a engagé les élèves dans une démarche coopérative et artistique. L’équipe pédagogique détaille au Café pédagogique ce projet dans cet article écrit à 8 mains.
Contexte et Origine du Projet
Notre projet a été initié à son arrivée par le nouveau proviseur Bastien Capel. Il a été soutenu par le comité de gestion des parents d’élèves et porté par les enseignants. Ce projet illustre parfaitement l’importance de la collaboration et de l’engagement collectif pour améliorer les conditions d’enseignement et les apprentissages.
« Construisons une barrière sous les manguiers. » Cette suggestion, en apparence anodine, d’un proviseur récemment arrivé aux élèves de 5ème, cache une ambition bien plus profonde. Elle incarne le défi de rassembler élèves, enseignants et parents autour d’un projet bénéfique pour l’ensemble de la communauté scolaire. C’est une approche subtile pour mettre en pratique les principes démocratiques au sein de l’établissement. En somme, ériger un mur pour abattre ce qui nous sépare. Un paradoxe ?
Inauguré en février 2022, le nouveau bâtiment du Lycée Français Jacques Prévert de Saly au Sénégal, un établissement scolaire homologué appliquant le programme français en partenariat avec l’AEFE, a rapidement révélé une lacune importante en matière de sécurité : l’absence d’un sas de sécurité efficace permettant de contrôler l’accès des personnes étrangères à l’établissement. Cette carence est apparue dans le cadre de l’élaboration du Plan Particulier de Mise en Sûreté (PPMS) par le nouveau proviseur. Conscient de ce risque, le proviseur a pris l’initiative de solliciter le comité de gestion, composé de parents d’élèves élus, pour mener un projet visant à améliorer la sécurité de l’établissement. Le LFJP est géré par une association des parents d’élèves représentée par un comité de gestion. Cette démarche a permis de créer un projet partagé impliquant l’ensemble de la communauté éducative, y compris les parents d’élèves, les enseignants et les élèves eux-mêmes.
L’objectif principal était de conceptualiser et de réaliser un mur de sécurité partant du bâtiment administratif jusqu’au mur d’enceinte, afin de créer un espace sécurisé, surnommé « sous les manguiers ». Les enseignants de Technologie et des Arts plastiques ont été particulièrement sollicités pour adapter ce projet aux programmes d’enseignement du cycle 4 avec les classes de cinquième. Ainsi, ce projet de grille de sécurité est devenu un véritable outil pédagogique, permettant aux élèves de mettre en pratique et développer leurs compétences dans un contexte réel et concret, tout en contribuant activement à la sécurité de leur établissement.
Description du Projet Interdisciplinaire
Les élèves de 5e1 et 5e2 ont travaillé encadrés par leurs enseignants de Technologie et des Arts plastiques pour concevoir une grille de sécurité innovante et fonctionnelle. Ce projet s’inscrit parfaitement dans les objectifs pédagogiques des programmes scolaires de ces deux disciplines, en offrant une application concrète des connaissances et compétences acquises en classe.
Regards croisés des Arts Plastiques et de la Technologie sur le déroulé pédagogique du projet
Le programme des Arts plastiques encourage les élèves à s’approprier des questions artistiques en prenant appui sur une pratique artistique et réflexive. La séquence autour du projet de réalisation d’une grille de clôture pour le lycée s’est déroulée en trois étapes permettant de d’aborder différentes problématiques autour de la question « L’œuvre, l’espace, l’auteur et le spectateur » au programme du cycle 4 avec l’expérience sensible de l’espace de l’œuvre par la conception et réalisation d’un espace ou d’une architecture en fonction de sa destination.
L’enseignement de Technologie privilégie l’étude des objets techniques ancrés dans leur réalité sociale et se développe selon quatre dimensions dont une dimension d’ingénierie — design pour comprendre, imaginer et réaliser de façon collaborative des objets — et une dimension scientifique, pour résoudre des problèmes techniques, analyser et investiguer des solutions techniques, modéliser et simuler le fonctionnement et le comportement des objets et systèmes techniques. L’étude d’un cas concret en lien direct avec l’environnement de la classe permet la mise en place d’un scénario crédible rassurant et valorisant visant à rendre la démarche de projet comme un processus structuré et logique.
Les premières créations des élèves en classe d’Arts plastiques consistaient en des volumes réalisés en binômes, répondant à l’incitation : « J’entre, je parcours, je traverse l’œuvre ». En examinant leur patrimoine artistique et culturel, ils ont établi des liens entre leurs travaux et les œuvres étudiées en classe, telles que le Pénétrable BBL bleu de Jesùs Rafael Soto (1999, Fondation Louis Vuitton), Infinity Mirror Room I de Yayoi Kusama (1965), Passage de Cornelia Konrads (2007, Domaine de Chaumont-sur-Loire) et la Spiral Jetty de Robert Smithson (1970, Grand lac Salé de Utah). Cette première étape leur a permis d’expérimenter comment l’espace et les matériaux peuvent être utilisés pour transformer notre perception de l’environnement. Ce questionnement a permis de lier plusieurs aspects importants du programme des Arts plastiques, notamment l’expérimentation et la diversité des matériaux : les élèves ont découvert que les artistes utilisent une variété de matériaux pour créer leurs œuvres.
Le thème de la perception et transformation de l’espace a également été recouvert: Les œuvres étudiées modifient ou jouent avec la perception de l’espace par le spectateur, concept crucial pour le projet à venir. La relation entre l’art et le spectateur a été travaillée : Ces œuvres encouragent souvent l’interaction ou l’immersion, soulignant l’importance de l’expérience du spectateur. Enfin, la nature et l’environnement sont au cœur du projet avec plusieurs œuvres qui intègrent des éléments naturels ou situées en extérieur, invitant à réfléchir sur l’art et l’environnement.
Simultanément, en technologie, le projet a débuté par l’élaboration du cahier des charges, où les élèves ont exprimé le besoin à travers diverses contraintes identifiées lors d’un brainstorming. Ils ont réfléchi aux aspects de fonctionnement, d’environnement, économiques et de sécurité, permettant de définir précisément les attentes et les contraintes du projet. Ensuite, les élèves ont esquissé leurs premières idées à travers des schémas, croquis et dessins à main levée. Cette étape de schématisation a facilité la visualisation des concepts initiaux et a permis de partager les idées de manière concrète et compréhensible. Les premières propositions ont été amendées et enrichies par des questions secondaires portant sur les matériaux à utiliser et le système à adopter.
En Arts plastiques, la séquence s’est poursuivie avec une nouvelle question : comment les motifs peuvent-ils transformer notre perception et exprimer des émotions et des idées ? Travaillant toujours en groupe, les élèves ont développé des compétences techniques, analytiques et créatives en explorant la diversité des motifs avec l’incitation : « Mon motif envahit l’espace ». Ils ont réfléchi à la manière dont les motifs peuvent transformer la perception visuelle. Ce travail de groupe a été essentiel pour concrétiser leurs idées, nécessitant communication, écoute critique et concessions.
Après avoir observé et partagé leurs impressions sur des œuvres comme La Desserte rouge d’Henri Matisse (1908, Musée de l’Hermitage, Saint-Pétersbourg), Sky and Water de Cornelis Escher (1938, Palais Lange Voorhout, La Haye), Vega Noir de Victor Vasarely (1969, Fondation Vasarely), et Love is Calling de Yayoi Kusama (2013, Institute of Contemporary Art/Boston), et aussi sur leur propre proposition plastique, les élèves ont constaté que les motifs utilisés modifient la perception du spectateur, créant une continuité entre les différents plans et formes, et deviennent des éléments de transition.
En technologie, pour assurer la faisabilité du projet, les élèves ont pris des mesures précises sur le terrain où la grille devait être installée. Cette étape pratique a permis de vérifier que les dimensions et caractéristiques du site étaient correctement prises en compte. L’étape suivante a impliqué l’utilisation de logiciels de dessin 3D. Les élèves ont appris à manipuler ces outils numériques essentiels pour modéliser les différentes parties du projet et pour visualiser le produit final avec précision.
Durant la dernière séance d’Arts plastiques, les élèves de 5ème ont réfléchi à la représentation schématique d’un motif répétitif sur un support bidimensionnel, adaptant leur langage plastique pour que leur proposition soit compréhensible par l’artisan chargé de concrétiser leur projet. Avec l’incitation « Noir et blanc se répètent à l’infini », ils ont dû anticiper les défis logistiques et techniques liés à la réalisation concrète de leur projet par un ferronnier.
L’objectif était clair. Il fallait concevoir une grille pour le mur de clôture de l’établissement. Ce projet mêlant art et artisanat. Il ajoutait une dimension pratique au processus créatif des élèves. En cours de Technologie, les élèves ont modélisé le mur et la grille en 3D. Ils ont intégré les motifs créés en Arts plastiques à leurs projets numériques.
Cette approche interdisciplinaire a enrichi l’apprentissage. Elle a permis de développer une compréhension profonde des concepts artistiques. Les élèves ont aussi appliqué des compétences techniques et créatives concrètes. Des simulations numériques ont été réalisées pour tester la fonctionnalité de la grille. Ces tests virtuels ont permis de valider les choix des systèmes d’ouvertures les plus appropriées avant de passer à la fabrication réelle, réduisant ainsi les risques d’erreurs. Ce projet interdisciplinaire a permis aux élèves de développer des compétences essentielles telles que la pensée critique, la recherche de solutions en réponse aux besoins, la collaboration et la communication. En travaillant sur un projet réel et tangible, ils ont pu voir l’impact direct de leur travail sur leur environnement scolaire, renforçant ainsi leur engagement et leur motivation.
De plus, cet EPI a été une véritable école de la citoyenneté. En collaborant étroitement avec leurs pairs, les élèves ont appris l’importance de l’écoute, du compromis et de la coopération pour mener à bien leurs propositions. Cette dynamique collective a été essentielle pour surmonter les défis et atteindre les objectifs fixés.
L’expérience de la démocratie a également été au cœur de ce projet. Les projets finaux ont été soumis au suffrage de l’ensemble de la communauté éducative, offrant aux élèves une leçon concrète de démocratie participative. Ils ont ainsi pu constater l’importance de la transparence, de l’argumentation et du consensus dans le processus décisionnel. En confrontant leurs idées à l’avis de leurs aînés, les élèves ont pris conscience du pouvoir et de la responsabilité qui accompagnent la participation active à la vie de leur communauté scolaire. De la collaboration avec leurs « pairs » à l’expérience du suffrage de leurs « pères », les élèves ont fait un pas de plus vers la citoyenneté.
Stéphane Jourdannaud – enseignant de technologie
Eve Capel – enseignante en arts plastiques
Aurelija Daukaite – présidente du comité de gestion de l’APE-LFJP au moment du projet
Bastien Capel – proviseur