Sabine Aussenac a été professeure d’allemand pendant 40 ans dans l’académie de Toulouse. A la veille de son départ à la retraite, elle a partagé avec le Café pédagogique son regard et son expérience de professeure dans deux entretiens publiés en juillet 2024. C’est un article de la rubrique allemand le plus lu de l’année 2023-2024. Nous le republions à l’occasion de la rentrée : elle livre en effet quelques réflexions pour ses jeunes collègues. Elle présente également sa carrière de professeure d’allemand, le sort de TZR comme les changements observés tout au long des décennies.
C’est la dernière fin d’année scolaire pour vous. Pourriez-vous décrire votre carrière en quelques mots ?
J’ai enseigné, durant 40 ans, dans diverses académies : Toulousaine, j’ai fait mon stage en Auvergne avant d’être nommée « titulaire académique » aux alentours de Bordeaux en début de carrière et de revenir à Clermont-Ferrand, car mon mari m’y avait suivie depuis Toulouse. C’est à Clermont que j’ai eu, durant presque dix ans, le seul poste fixe de ma carrière, au lycée Blaise-Pascal où j’ai enseigné au lycée et au collège. Chaque année, je demandais ma mutation pour la ville rose, mais je n’y suis revenue qu’au hasard d’un remariage avec …un Allemand qui avait trouvé du travail à Toulouse ! À partir de là, je n’ai plus jamais eu de poste fixe. Je suis restée TZR, sur la Haute-Garonne, puis sur le Nord, car nous avions déménagé à Bruxelles et je travaillais à Lille. Enfin, j’ai pu obtenir une mutation dans l’académie de Toulouse deux ans plus tard, mais sans jamais retrouver de poste.
J’ai longtemps espéré « partir dans le Supérieur », car je n’ai jamais rompu mon lien avec la littérature et la civilisation étudiées à la fac. J’ai longtemps tenté de décrocher l’agreg, m’inscrivant souvent mais sans avoir le temps de la préparer, je la passais en touriste, comptant sur ma chance, en ayant travaillé seulement deux œuvres sur cinq… J’ai été admissible deux fois à l’externe (1986 et 2006), une fois à l’interne (2004), mais sans avoir préparé l’oral, manquant le concours de peu. J’ai fini par être à nouveau admissible aux deux, en 2016, et j’ai enfin réussi l’externe. Mais c’était trop tard pour la fac, je n’étais jamais allée au bout d’une thèse, j’avais simplement validé un DEA en 2007. Il est très difficile de se remettre aux études en travaillant.
J’ai passé aussi d’autres concours, comme celui de chef d’établissement en 2007, allant à l’oral à nouveau sans préparation, toute étonnée d’y aller et surprise de voir plus d’hommes que de femmes, puis, boostée par ce semi-succès et voyant que tous ces concours administratifs consistaient, à l’écrit, en des synthèses de documents, j’ai tenté la magistrature et même l’interne de l’ENA. À cette époque, j’étais engluée dans de lourdes procédures de divorce et de surendettement et je fréquentais beaucoup les tribunaux, commençant aussi à écrire, et j’avais envie aussi de faire bouger les lignes sur certains sujets de société, comme les droits des femmes. Bon, il m’a manqué 3 et 10 points pour l’oral, mais je ne regrette pas ces écarts hors de ma zone de confort littéraire, j’ai beaucoup appris ! Et puis le jour où j’ai compris que je m’inscrivais surtout à l’agreg pour le plaisir de rédiger des disserts de 30 pages, j’ai compris que je devais aussi me consacrer…à l’écriture ?
Vous finissez votre carrière TZR, alors ?
Je suis restée TZR, pas par choix, mais parce que les postes en allemand sont excessivement rares dans ma région. En début de carrière, lors de mes dix ans en Auvergne, j’ai beaucoup souffert de cet exil, loin de ma région d’origine et de ma famille. Je me souviens de mes larmes, au moment de l’annonce des résultats des mutations, lorsque je n’arrivais pas à redescendre dans le Sud-Ouest…
C’est un réel défi que d’apprivoiser à chaque rentrée de nouveaux lieux, de se familiariser avec les pratiques des établissements, de s’intégrer dans de nouvelles équipes pédagogiques. Cela permet effectivement de ne jamais « ronronner », de toujours remettre en perspectives ses pratiques, d’innover… Mais exit les projets au long cours, les voyages… Je n’ai ainsi jamais été professeur principal, j’ai aussi été privée des possibilités d’échanges personnels que j’aurais pu finaliser avec le programme Jules Verne, qui permettait à un enseignant français de faire un échange de poste… Cela m’a énormément frustrée. On se retrouve aussi nommée fin août… J’apprenais quasi systématiquement mon affectation pour ma fête, à la Sainte Sabine, le 29 août !! Exit les demandes précises d’aménagements d’emploi du temps… Impossible aussi de préparer les cours à l’avance. Là, je parle des années où j’ai eu des affectations à l’année ; lorsque l’on fait des remplacements de courte durée, c’est encore plus difficile, il faut être très réactif, avoir des séquences toutes prêtes sous le coude, composer avec les pratiques de l’enseignant que l’on remplace, gérer des classes parfois difficiles, qui étaient en conflit avec le professeur… Un challenge !
Quels changements avez-vous pu observer durant votre carrière ?
Il est évident qu’en une si longue période, la société évolue, et j’ai pu observer de l’intérieur les changements sociétaux, administratifs, éducatifs… Quelle différence entre le début de ma carrière d’avant la création des INSPE, avec un simple accompagnement d’un tuteur, et tous les aménagements dont bénéficient aujourd’hui les nouveaux collègues, avec les masters MEF, etc… Tout a changé, évolué à vitesse grand V… J’ai connu les salles des profs avec un côté fumeur, les craies, les ronéo, les grands registres cuir pleine fleur où nous remplissions les bulletins, les mots dans les carnets, et puis au fil des ans la digitalisation, l’ENT… J’avoue m’être familiarisée rapidement avec les TICE et avoir beaucoup apprécié tous ces nouveaux outils, qui permettent tant de liberté et d’originalité lorsque l’on sait les utiliser ! Pouvoir se détacher des manuels papiers et créer des séquences plus riches, agrémentées de vidéo et d’audio, a été un réel plus, même si nous tentions déjà autrefois d’utiliser des documents authentiques en format papier. J’ai par exemple chaque année, depuis très longtemps, créé des blogs d’allemand dans les établissements où j’ai travaillé, pour y fédérer les connaissances et travailler de façon plus interactive…
J’ai tout connu, au niveau des réformes et des diktats de l’Institution, entre l’interdiction de prononcer un mot de français avant la Toussaint -sic, je faisais cours en langue des signes…-, le primat de l’oral (exit la grammaire…), l’interdiction de traduire et/ou de faire de la grammaire inductive -voilà voilà, nous devions attendre que l’élève ‘ait envie de parler au passé’… ? J’avoue avoir été rebelle et avoir fait apprendre du vocabulaire et des verbes forts en douce. Non mais !
Nos élèves ont bien changé aussi. J’ai commencé en 1984, et il me semble qu’il y avait encore un certain respect face au prof qui, hélas, n’existe plus. J’ai pu observer le manque d’attention des élèves, à tous les niveaux, du collège au lycée, leur éparpillement intellectuel, leur incapacité grandissante à demeurer fixés sur une tâche : je leur dis souvent qu’ils sont comme des maternelles, et que je dois changer d’activité plusieurs fois par heure afin de garder leur attention… Ce satané portable, et nos luttes incessantes pour qu’ils n’y touchent pas…
Quels bons souvenirs de votre carrière gardez-vous ?
Des milliers de souvenirs formidables ! Cette satisfaction inhérente à notre fonction de voir les yeux brillants des élèves lorsqu’ils comprennent et progressent dans la joie et la bonne humeur. Les sixièmes qui sont capables de faire des phrases et dialoguer en allemand dès la Toussaint, les débats passionnants en lycée. Les moments de grâce quand un cours est juste parfait, exactement comme on l’avait imaginé en le préparant, ou au contraire improvisé suite à un événement extérieur, mais tout aussi réussi. Les « tâches finales » souvent originales et qui font cohésion, comme une visite guidée d’une ville en 4°, avec les élèves qui jouent à merveille les différents rôles dans de petites saynètes, ou un débat en première, les récitations de poésie ou les scènes de théâtre, les audios où les élèves imaginent des émissions de radio… Les flashmobs organisés à Noël avec des chants allemands, les goûters… Les élèves de ZEP qui m’accueillaient avec un « Ich bin ein Berliner ! »… Les magnifiques expositions avec des reproductions d’œuvres d’art crées par les élèves, leurs exposés sur des sujets importants…
Chaque classe est différente, et c’est un réel bonheur que de l’accompagner durant toute une année. Une autre très grande satisfaction réside bien sûr dans les rapports que nous développons certes avec un groupe classe, mais aussi avec les élèves pris individuellement. De beaux liens se créent, de confiance, de confidence, parfois d’amitié. J’ai gardé des contacts au fil de ces 40 années avec une dizaine d’élèves, certains sont de vrais amis…
Il y a bien entendu aussi d’excellents souvenirs avec des collègues ! Un des collèges de ZEP où j’ai enseigné organisait des tournois de pétanque dans la cour, à chaque pause méridienne. Dans un autre, les collègues s’amusaient à mettre des photos drôles sur les casiers ! Je n’oublierai jamais ce repas avec un groupe de collègues italiens que j’ai accompagné en visite de plusieurs villes de notre région, dans une soirée festive où nous échangions en un joyeux mélange d’anglais, de français et d’italien !
Et des souvenirs plus tristes ?
J’ai été confrontée à des décès d’élèves, cela m’a énormément marquée. Une de mes élèves s’est tuée en scooter, un autre, quelques années après son bac, en voiture ; nous étions restés amis et je n’ai jamais pu oublier cette perte. Un autre de mes élèves s’est suicidé, alors qu’il était en terminale, c’est épouvantable. Dans un collège de montagne où je travaillais, un père de famille a tué l’un de nos élèves entre midi et deux d’un coup de fusil de chasse, ainsi que la maman.
J’ai été extrêmement bouleversée, comme nous tous, par le décès de Samuel Paty. Et par divers suicides d’enseignants, comme celui d’un jeune stagiaire dans un collège où je fis ensuite aussi nommée comme stagiaire.
Partir à la retraite, un soulagement ou un pincement ?
Les sentiments sont très contradictoires. Oui, peut-être un soulagement « physique », car les dernières années ont été difficiles en passant par les années covid où j’ai été confrontée à des soucis de santé, et je sens que je supporte plus difficilement la fatigue. Mais la décision a été très très difficile à prendre, car j’aime infiniment mon métier et le contact avec les élèves, d’autant plus que la dernière année scolaire a été vraiment sereine, avec des classes presque toutes formidables, des moments fabuleux avec les élèves, de belles réussites de ces derniers.
Ce sera vraiment difficile de ne plus profiter de ces échanges formidables, et je pense que je garderai « un pied dans la maison » en essayant de donner quelques cours dans des formations post-bac, et/ou en me rapprochant d’associations pour faire du bénévolat auprès de primo-arrivants, ou en milieu hospitalier ou pénitentiaire. Mais les projets ne manquent pas, puisque je suis aussi en écriture, et que j’ai inscrit depuis quelques années une thèse en recherche-création sur trois artistes allemandes.
Quel conseil à une future ou jeune professeure ?
Ne jamais renoncer. Ne pas baisser les bras. Garder le goût de la transmission, et savoir se renouveler au niveau des méthodes tout en gardant la passion des débuts. Aimer les élèves. Oui, les aimer, pas seulement les respecter. Les voir comme des êtres humains à part entière, pas comme des personnes sur lesquelles nous avons autorité, même si c’est le cas. Nous ne sommes pas simplement là pour leur transmettre des savoirs, mais aussi des valeurs, une éducation, de belles choses, de la culture, de la bienveillance… Garder toujours aussi une légèreté et le sens de l’humour. On a toujours beaucoup ri dans mes cours, il y a eu des boutades, des fous rires, des bons mots, de part et d’autre. La salle de classe n’est pas une arène, mais une agora.
Se respecter, aussi. Demeurer le capitaine de ce navire qu’est la classe, donc ne pas arriver dépenaillé, mais toujours tiré à quatre épingles, car nous sommes aussi là pour aider les élèves à se repérer avec les codes sociaux. Leur expliquer qu’on ne parle pas en classe comme on parlerait dans la rue. Toujours tenter de déjouer les agressivités par de l’humour et de la bienveillance, tout en n’hésitant pas à sévir si besoin.
Et ne pas rester seul s’il y a des problèmes : nous sommes un des éléments d’une équipe qui va des collègues au CDE en passant par les CPE, la VS, les personnels de santé… La communication et la solidarité demeurent capitales.
Et quels conseils pour un professeur d’allemand ?
Spécifiquement au sujet de l’allemand, je pense qu’il faut à la fois répéter encore et encore que l’Allemagne a existé avant et après la Shoah, et que l’on ne peut la réduire à cela, donc jouer à fond la carte de la culture, des merveilles géographiques, historiques, culinaires… du pays, tout en ne se voilant pas la face et en intégrant cet événement gravissime dans nos cours, en en parlant sans tabous, en le reliant à l’actualité, en en profitant pour expliquer encore et encore ce qui s’est passé, pourquoi, et pourquoi cela ne doit pas se répéter. Là aussi, nous ne sommes pas seuls. Le ministère met à notre disposition de nombreux outils.Nos cours en effet ne doivent pas être de simples cours dédiés à notre matière, mais s’intégrer dans une dynamique et une perspective commune, interactive, en interdisciplinarité lorsque c’est possible. J’ai par exemple toujours profité des « journées spéciales », même avant que EDUSCOL mette à notre disposition de précieux outils pédagogiques, pour sensibiliser les élèves aux droits des femmes, au SIDA, pour faire de la prévention contre l’homophobie, pour parler de l’Holocauste, etc.
Pour conclure, je dirais que j’ai été une prof heureuse et que ne n’ai aucun regret ! Oui, nous faisons bien le « plus beau métier du monde » !
Propos recueillis par Djéhanne Gani