Pour la rentrée, si nous choisissions Les Lumières et non la régression pour l’École ? C’est la proposition de Philippe Meirieu dans un ouvrage qui vient de paraître.. Une rentrée sans polémique inutile sur l’abaya mais avec une vision pour l’École, en somme. « Éducation : rallumons les Lumières ! » : voilà le livre que signe le spécialiste d’éducation et de pédagogie. Un titre qui prend la forme d’un cri de colère mais aussi d’espoir. Tout son texte est un appel à la raison et à la responsabilité collective comme individuelle, une exhortation destinée à tous les citoyens. Philippe Meirieu répond aux questions du Café pédagogique pour mettre en lumière quelques enjeux de son livre.
« Éducation : rallumons les Lumières » ! Ce titre fait référence à l’histoire pour éclairer l’actualité. Pourriez-vous nous éclairer sur ce choix ?
Cette démarche s’est imposée à moi : depuis plusieurs années, je vois monter de toutes parts une référence convenue à la « France des Lumières » et, simultanément (j’allais dire « en même temps » !), je constate un abandon dramatique de ce qui constitue pour moi le message fondamental des Lumières : l’éducabilité de toutes et tous, la confiance dans le fait que chaque être humain peut « faire usage de sa raison », la recherche obstinée de tout ce qui éveille chacun et chacune à la liberté et à la solidarité. On ne cesse de proclamer que « l’éducation est la mère de toutes les batailles » tout en choisissant systématiquement la sanction et la répression plutôt que la prévention, la sélection et l’exclusion plutôt que l’accompagnement et le soin. On privilégie les « bonnes vieilles méthodes » pour « ramener l’ordre » quand il faudrait prendre la mesure des défis d’aujourd’hui et proposer un vrai projet éducatif qui permette de « faire société ». Et quand je dis « éducatif », je ne parle pas seulement de l’école : certes les récentes mesures répressives imposées à l’école (exclusions, orientations précoces, groupes de niveau, etc.) sont catastrophiques, mais on trouve la même orientation dans la protection de l’enfance, la psychiatrie, le traitement des problèmes de nos banlieues… mais aussi l’immigration ou le chômage. Dans tous ces domaines, la droite qui ose se prétendre encore « humaniste » rejoint de plus en plus les propositions de l’extrême droite.
N’est-ce pas contradictoire après une séquence électorale où la droite et le centre se sont positionnés comme des remparts contre l’extrême droite ?
Ce positionnement électoral ne doit pas nous aveugler. En réalité, il y a bien une évolution politique de la droite vers les positions traditionnelles de l’extrême droite. Certes, certains, à droite, continuent à pointer ses origines honteuses, mais l’immense majorité de la droite a aujourd’hui adopté un logiciel d’extrême droite, fondé sur une vision fondamentalement autoritaire et sécuritaire de la société.
Cette évolution idéologique, qui se fait sous le signe du « bon sens », scelle une sorte de victoire culturelle de la pensée réactionnaire et de son présupposé, le pessimisme anthropologique que la Révolution française et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen avaient voulu renverser. On agit, en fait, comme si les humains, marqués définitivement par le péché originel, étaient mus de manière inéluctable par leurs mauvais instincts et condamnés à n’être dirigés que par la violence ou l’emprise, la peur ou la domination. On raille les « bons sentiments » de celles et ceux qui travaillent au quotidien pour une prévention authentique. On prétend « rétablir l’autorité » mais, en réalité, on ne gouverne qu’à la punition. Alors que la fidélité aux Lumières devrait nous faire rechercher sans cesse les conditions qui permettent aux personnes de s’amender et de se dépasser, d’imaginer les sanctions qui intègrent ceux et celles qui, par leur faute, se sont exclus du collectif. Mais on préfère ridiculiser systématiquement tout ce qui serait susceptible d’« ennoblir » les personnes, comme disait Pestalozzi, au profit du « tout répressif ».
Ne risquez-vous pas, en disant cela, d’apparaître comme un naïf idéaliste ?
Le procès en idéalisme est une vieille histoire. C’est le reproche permanent que la droite et de l’extrême droite font à tous ceux et toutes celles qui menacent le « désordre établi ». C’est l’alibi du fatalisme et le moyen de maintenir en place les rapports de domination. En réalité, parier sur l’éducation, ce n’est pas renoncer… tout au contraire ! C’est choisir la voie de l’avenir. C’est s’attaquer aux causes des comportements déviants plutôt que de les traquer en ignorant les injustices sur lesquelles ils prospèrent. C’est chercher sans cesse les moyens de faire progresser chacun et chacune au lieu d’étiqueter les individus et les enfermer dans des processus d’essentialisation définitive. C’est croire en l’intelligence collective et se donner les moyens de la faire émerger, à l’école comme « tout au long de la vie ». C’est soutenir toutes les initiatives citoyennes, bien plus fraternelles que les politiques publiques qu’on nous impose aujourd’hui.
Tout ceci est facile à dire, peut-on vous répondre. Mais il y a des réalités qu’on ne peut ignorer : beaucoup de familles ont peur de la mixité sociale et scolaire, beaucoup de Françaises et Français veulent la sécurité qu’ils opposeraient au laxisme … Que leur dites-vous?
La question est : faut-il satisfaire la demande immédiate des Français… ou travailler pour que cette demande quitte le domaine des solutions simplistes à court terme afin de prendre enfin en compte les enjeux sociétaux à plus long terme ? Veut-on des classes homogènes… et une société de plus en plus fracturée, porteuse de toujours plus de rancœurs et de violence ? Veut-on se contenter de pointer et d’exclure les individus jugés dangereux… au risque de laisser se développer sans fin les situations qui favorisent leur passage à l’acte ? Veut-on d’une identité culturelle recroquevillée sur elle-même, hostile à toute forme d’altérité… avec, à l’horizon, une chasse à tous les déviants dont chacun et chacune, un jour pourra être victime ? Pas question évidemment de considérer comme de mauvais citoyens celles et ceux qui sont rivés sur leurs intérêts à court terme. Mais, pas question non plus, pour moi, de renoncer à les convaincre et à alerter sur notre dette à l’égard du futur. C’est d’ailleurs le devoir de tout éducateur.
Vous écrivez : « l’École n’enseigne pas ce qu’elle dit, elle enseigne ce qu’elle fait ». Quelles conséquences de cela ?
La France est championne en matière de « déclarations » et nous croyons souvent qu’il suffit de « déclarer » les choses pour les faire exister. Cela fonctionne, évidemment, quand la déclaration s’appuie, à la fois, sur un consensus et une institution… d’où la fonction performative du langage quand le maire affirme : « Je vous déclare unis par les liens du mariage ». Mais c’est totalement faux quand, en matière éducative, on répète des injonctions à satiété sans se demander, ni si on donne l’exemple de ce que l’on demande aux autres, ni si l’on crée les conditions pour que ce que l’on demande soit possible. Et là, réellement, on nage en pleine naïveté idéaliste ! C’est pourquoi je crois qu’il faut que notre institution scolaire sorte du modèle : « proclamation des valeurs / mise en place du programme ».
Car c’est bien ce que nous faisons : nous faisons des lois qui rappellent les grandes valeurs auxquelles nous nous disons attachés… et nous édictons des programmes par disciplines qui sont totalement hétérogènes avec ces valeurs. On affiche des finalités d’un côté. On fonctionne sur des programmes sans rapport avec elles, de l’autre. Si nous sommes attachés à l’éveil à la liberté, à une égalité authentique devant l’éducation, au développement de la fraternité et à la mise en œuvre d’une laïcité exigeante, alors nous devons nous demander quelles sont les pratiques qui peuvent permettre réellement de développer cela dans l’école. Non pas pour y sacrifier les programmes disciplinaires, bien sûr, mais pour les « vectoriser » en quelque sorte, les inscrire dans une institution, les « instituer », au sens propre du terme : les faire tenir debout. C’est ce que proposent les collègues du Collectif d’Interpellation du Curriculum (CICUR) et qui me semble absolument urgent. Car, aujourd’hui, rien ne vient clairement « instituer » les savoirs scolaires et ils sont, hélas, réduits à des « utilités » à négocier au jour le jour en calculant le meilleur rapport « investissement / retour sur résultats ». Tout cela dans un système qui ne cesse de prendre des mesures contradictoires avec les leçons d’éducation civique qu’il impose par ailleurs.
Dans votre livre, vous faites quelques propositions pour l’avenir de l’éducation. Dans quelle perspective ?
J’aurais tendance à dire, comme jadis Michaël Huberman, « en matière éducative, tout a été dit… mais tout reste à faire. » Ce n’est évidemment pas tout à fait vrai mais cela nous impose quand même une certaine modestie. C’est pourquoi je revisite le plan Langevin-Wallon, je m’intéresse aux apports de l’Education nouvelle, mais aussi de l’Education populaire, des sciences humaines et de l’histoire de la pédagogie évidemment. Non, pour livrer une nouvelle réforme à prétention définitive, mais pour ouvrir le champ des possibles. Je crois, en effet, que nous avons en quelque sorte « verrouillé » les choses en ne fonctionnant que par adjonctions de modifications successives à un système scolaire resté très largement inchangé dans ses principes mais que plus personne ne comprend tellement il a été modifié de toutes parts… C’est devenu une machine de Tinguely, le caractère artistique en moins, la bureaucratie en plus !
C’est pourquoi, comme d’autres, et comme l’a suggéré Philippe Watrelot, je crois qu’il faudrait aujourd’hui une vraie Convention Citoyenne sur l’Education. Pas sur l’école, mais bien sur l’éducation. Il faudrait regarder ensemble la question de l’éducation familiale, des usages du numérique, de la marchandisation des loisirs, de la littérature de jeunesse, de l’emprise des réseaux sociaux, de la protection de l’enfance, de la prévention de la délinquance, des inégalités sociales ou territoriales… et de l’école ! Non parce que l’école pourrait tout faire. Bien au contraire ! L’école ne peut pas tout : elle est un élément – certes absolument déterminant – d’un vaste écosystème éducatif où tout agit sur tout. Il importe donc de s’interroger sur les leviers à actionner en son sein mais aussi au-delà… Je fais, dans mon petit essai quelques propositions en termes d’organisation, de priorités, de stratégie. Mais tout cela veut s’inscrire dans un véritable débat démocratique sur les enjeux d’aujourd’hui et de demain. Et je n’ai pas d’autre ambition que d’y contribuer modestement.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Philippe Meirieu, Éducation : rallumons les Lumières ! Paris, éditions de l’Aube, août 2024
ISBN : 978-2-8159-6277-3
EAN : 9782815962773
Prix : 17 €