A l’image de ce qui s’est passé en Hongrie depuis le retour au pouvoir de Viktor Orban, la montée du national-populisme fait courir le risque d’un basculement du système éducatif vers une bureaucratie autoritaire fortement instrumentalisée. En la matière, l’éducation nationale française est particulièrement vulnérable. Cette vulnérabilité tient au fait que, contrairement aux autres pays d’Europe, les réformes de structure instituant une forme de décentralisation de la décision éducative n’ont pas été mises en œuvre. De fait, la France a été donnée en exemple par le gouvernement Orban lorsqu’il s’est agi de recentraliser le système éducatif hongrois pour mieux le contrôler. En France, le résultat du deuxième tour des élections législatives apparait très incertain. Un front républicain semble se dessiner. Si celui-ci devait l’emporter, quelles seraient les moyens à mettre en œuvre pour protéger notre système éducatif de la menace populiste ? Revue de détails des mesures envisageables.
Constitutionnalisation manquée
La France ne serait pas le premier pays à prendre le chemin de la démocratie illibérale si la mouvance nationale-populiste devait prendre le pouvoir. Par expérience, pour se prémunir du risque de basculement vers l’arbitraire, certains pays choisissent le procédé de la constitutionnalisation. Le principe est de faire adopter des principes constitutionnels positionnant, de fait, le pouvoir judiciaire en rôle d’arbitre au cas où les pouvoirs législatif et exécutif auraient des velléités d’entorse au contrat social. En matière d’éducation, les possibilités de constitutionnalisation portent sur la raison d’être (posée comme étant l’apprentissage du vivre ensemble et de la construction collective d’un monde durable) et sur la reconnaissance de bien public (pour mettre un terme à la marchandisation rampante). Cependant, dans le cas de la France, il est déjà trop tard. Ce procédé législatif se fait à la majorité qualifiée. Avec une Assemblée nationale déjà acquise pour moitié à la vision populiste, la constitutionnalisation de l’éducation n’est plus envisageable.
Construction des attendus nationaux sur le temps long
En l’absence de constitutionnalisation, il reste de nombreuses pistes permettant de protéger l’éducation. En premier lieu, l’urgence serait de sortir de la logique programmatique, comme de nombreux pays étrangers l’ont déjà fait. Le principe est de dissocier totalement les attendus nationaux de la pédagogie. Les attendus nationaux désignent l’ensemble des compétences que les élèves doivent acquérir par l’éducation aux différents niveaux de scolarité. La pédagogie désigne les méthodes à mettre en œuvre pour parvenir à ces acquis. La dissociation présente l’avantage de clarifier les attributions des acteurs en mettant l’accent sur leur légitimité. Dans la pratique, les systèmes éducatifs qui sortent de la logique programmatique opèrent, pour la conception de leurs attendus nationaux, un transfert d’attribution du pouvoir exécutif vers le pouvoir législatif. Il s’agit de reconnaître le Parlement comme étant pleinement légitime pour définir les attendus nationaux, au sens où ceux-ci relèvent de la volonté du peuple dans un souci d’intérêt général. Ce type de transfert d’attribution suppose de recourir à une majorité qualifiée, ce qui impose de parvenir au consensus. Ainsi envisagée, la définition des attendus nationaux doit se faire sur le temps long, ce qui permet aux acteurs du système éducatif de travailler sereinement. Le principe de la révision décennale est généralement posé par la loi. Par ailleurs, il paraît important que les attendus nationaux ne contiennent aucun élément de pédagogie. Dans les contextes d’éducation complexe qui sont ceux du XXIème siècle, les enseignants sont pleinement reconnus pour leur expertise pédagogique. Le principe de la liberté pédagogique – entendue comme le libre choix des méthodes et des supports pédagogiques par les enseignants – est souvent posé par la loi. Attendus nationaux légaux et liberté pédagogique des enseignants sont deux mesures complémentaires qui permettent de se prémunir contre toutes les formes d’ingérence qui conduiraient à une instrumentalisation de l’éducation.
Procédés de gouvernance démocratique
A la révision décennale près, les attendus nationaux sont les immuables d’un système éducatif. Les autorités éducatives, émanations du pouvoir exécutif, doivent alors s’assurer de la bonne acquisition de ces attendus par les élèves. Lorsque le principe de la liberté pédagogique est posé, cette obligation incombe, de fait, aux enseignants. Libres à eux de choisir les approches et les supports pédagogiques qui permettent aux élèves d’acquérir les compétences visées en fonction des contextes spécifiques. Il revient cependant à l’autorité centrale de définir la stratégie éducative. Lorsque la gouvernance du système est démocratique, la stratégie éducative se conçoit de manière ouverte. Concrètement, il s’agit de la confier à des organes représentatifs plutôt que de la laisser à l’appréciation de quelques décideurs centraux à la légitimité parfois contestée, lorsque leurs parcours les ont éloignés des réalités concrètes du terrain. Ces organes représentatifs sont des instances collégiales existantes aux différents échelons du système : national, académiques et locaux. Pour les écoles et les établissements scolaires, le Conseil d’administration est déjà une instance collégiale dont les attributions pédagogiques pourraient être étendues dans le cadre d’une plus grande autonomie. Dans les faits, la stratégie éducative est souvent définie sous la forme de référents éducatifs s’imposant comme objectifs à l’ensemble des acteurs, sans prescription d’activités. Ces référents peuvent être la prise en compte du décrochage scolaire, l’égalité filles-garçons, la lutte contre la violence scolaire, la prise en charge de la phobie scolaire, la garantie de continuité pédagogique, l’éducation au développement durable, etc. La définition collégiale de la stratégie éducative permet d’être dans une logique de diagnostic partagé et d’inclure les apports de la recherche. Cette démarche collégiale permet d’éviter le piège du dogmatisme et l’enfermement dans une vision restrictive qui pourrait générer une forme d’instrumentalisation lorsque les décideurs publics s’inscrivent dans une logique électoraliste de court terme.
Reconnaissance de l’autonomie pédagogique des établissements scolaires
L’autonomie pédagogique des établissements scolaires est rendue nécessaire par la spécificité des contextes locaux qui rend inopérante les prescriptions standardisées d’un organe central. Elle repose sur une démarche de diagnostic partagé et d’élaboration d’un projet d’établissement ou d’école qui oriente l’allocation des moyens reçus. Outre la plus grande pertinence des réponses éducatives, l’autonomie pédagogique est un rempart contre les tentatives d’instrumentalisation. Il est difficile d’imposer une norme éducative unique lorsqu’une grande partie de l’activité pédagogique se décide en établissement scolaire. La reconnaissance de l’autonomie pédagogique des écoles et des établissements – qui disposent alors d’une réelle marge de manœuvre pour la construction de leur curriculum – suppose cependant une forme de basculement de la culture professionnelle. L’autonomie pédagogique n’est possible que si les enseignants se considèrent collectivement comme des ingénieurs pédagogiques et qu’ils perçoivent leurs écoles et établissements comme des organisations apprenantes. Se forment alors des communautés de praticiens qui mutualisent leurs ressources et leurs pratiques pédagogiques.
Indépendance des organes d’évaluation globale
Avec la liberté pédagogique des enseignants et l’autonomie des établissements scolaires, la logique d’évaluation globale s’impose. Elle consiste à initier une démarche cognitive et réflexive portant sur l’activité pédagogique spécifique aux établissements scolaires. Les enseignants répondent alors collectivement de la façon dont ils se sont emparés de l’autonomie qui leur a été accordée, au regard des référents éducatifs posés par la stratégie éducative. L’évaluation globale est ainsi envisagée comme un procédé de reconnaissance et de valorisation de l’activité éducative, mais aussi comme un vecteur d’amélioration reposant sur le critère principal de la pertinence. Elle vient alors supplanter l’approche par la mesure qui, en reposant sur le critère quantitatif de l’efficacité, omet généralement le bien-fondé des activités mesurées. Dès lors, la posture des inspecteurs, initialement chargés du contrôle de l’activité prescrite, évolue vers celle de facilitateur de la conception pédagogique des enseignants. Leur légitimité d’évaluateurs provient des liens étroits qu’ils entretiennent avec la recherche universitaire et de la connaissance large des innovations dans les établissements scolaires. Leurs missions les conduisent à jouer un rôle de conseillers pédagogiques en établissement scolaire et à favoriser la mutualisation des bonnes pratiques identifiées par les réseaux pédagogiques. La posture de facilitation suppose la suppression des inspections individuelles des enseignants et le système de rémunération au mérite. Le glissement vers l’évaluation globale est d’abord envisagé comme un vecteur de plus grande pertinence. Mais face à la menace populisme, ce glissement permet aussi de sortir de la logique mécaniste de l’éducation qui envisage les enseignants comme des exécutants de décisions centralisées, rémunérés en fonction de leur efficacité. Dans ce contexte, il paraît opportun, à l’image de nombreux systèmes éducatifs, de poser le principe de l’indépendance des facilitateurs-évaluateurs, vis-à-vis de l’administration centrale.
Remise en cause salutaire
Depuis trop longtemps déjà, le système éducatif français est resté englué dans un fonctionnement normalisé à outrance qui a nui à sa performance du fait de la moindre pertinence des réponses éducatives. Beaucoup d’acteurs éducatifs se sont accommodés de cette forme de bureaucratie molle : malgré les nombreuses prescriptions, elle laissait en réalité une large autonomie aux acteurs de terrain. Le national-populisme a tôt fait de transformer les bureaucraties molles en bureaucraties autoritaires en développant toute une batterie d’outils de mesure quantitative permettant le contrôle de l’activité éducative en adossant la rémunération des fonctionnaires à leur efficacité dans l’application des dispositions centrales. Pour l’éducation nationale française, le phénomène est déjà en cours, il ne demande qu’à être renforcé. Aussi, pour le bien de tous, il devient salutaire de remettre en cause collectivement le fonctionnement bureaucratique de l’éducation, sous peine de basculer vers une forme d’autoritarisme que connaissent déjà les démocraties illibérales.
Stéphane Germain
Pour une analyse détaillée de la montée du national-populisme dans l’éducation en Hongrie