Dans son livre « promouvoir la laïcité en milieu hostile », Stéphane Aurousseau – fondateur de l’association Couleur Gaies qui lutte contre les discriminations LGBTQ+ et promoteur d’une « laïcité non dévoyée » – revient sur la Laïcité à l’école. Si l’auteur montre une fracture plutôt générationnelle que territoriale – et oui, il n’est pas compliqué de promouvoir la laïcité dans les « quartiers populaires situés à la périphérie des centres urbains » – il propose aussi des pistes de réflexion. Stéphane Aurousseau répond aux questions du Café pédagogique.
« Promouvoir la laïcité en milieu hostile ». Pourquoi un tel titre?
On me pose souvent la question. Elle est même parfois accompagnée de la réponse attendue suivante : il serait particulièrement compliqué de promouvoir la laïcité dans les quartiers populaires situés à la périphérie des centres urbains. Or, la fracture générationnelle me semble plus saillante et signifiante que la fracture territoriale en matière de réception de la laïcité. Avec du recul, j’aurai dû titrer « en génération hostile ». Et puis il y a ceux qui sont heurtés par la seule affirmation de l’existence d’une hostilité à l’égard de la laïcité et de ses promoteurs. En dix ans de pérégrination auprès de différents publics, j’ai accumulé suffisamment d’expériences personnelles et de témoignages pour affirmer sans sourciller que la simple évocation de la laïcité peut vous valoir de profondes inimitiés et parfois beaucoup plus.
Du côté des élèves, qu’est-ce qui « bloque »?
Les élèves, tous établissements confondus, s’alignent majoritairement sur une posture pro-croyance, que je pourrai résumer ainsi : « La religion, c’est cool. Critiquer la religion, ce n’est pas bien ». Cette posture est majoritaire au lycée, hégémonique au collège. Elle n’est pas nécessairement en lien avec l’intimité convictionnelle des élèves. Elle traduit ce qu’il est convenu d’affirmer publiquement aujourd’hui quand on est un adolescent ou un jeune adulte, une stratégie ordinaire d’évitement du conflit entre pairs. Elle sert également de rustine existentielle face à un sentiment d’anomie généralisée et de catastrophe imminente. Elle s’inscrit enfin à merveille dans le contexte de surinvestissement identitaire qui caractérise notre époque et plus généralement dans les ressorts classiques de la crise d’adolescence propice aux affiliations tous azimuts. Or, la laïcité scolaire, quand elle n’est pas outrageusement réduite à une liberté de conscience que rien ne saurait limiter, nous invite globalement à questionner nos certitudes et nos penchants affinitaires par l’exercice de l’esprit critique.
Et du côté des professeurs ?
Une part non-négligeable des jeunes professeurs est globalement sur le même schéma de pensée que leurs élèves. La pression institutionnelle enjoignant de marteler les règles laïques en font des pédagogues dissonants. Pour d’autres, c’est l’existence même de cette pression qui rend la laïcité suspecte. Il est vrai que les polémiques politiciennes en cascade et un réflexe concordataire – reconnaître les religions pour mieux les canaliser – bien installé chez les élus de tous bords n’aident en rien à refroidir le sujet. Dès qu’un acte de reconnaissance est posée par le pouvoir politique, il alimente la machine à rancœur, la peur du déclassement, les procès en « deux poids, deux mesures », jusque dans les salles des profs. Il y a également les enseignants qui préfèrent gommer le sujet de leurs cours et de leur horizon intellectuel pour préserver leur santé et la relation éducative mise prioritairement au service de la transmission des savoirs disciplinaires. Enfin la peur est bien réelle.
Des conseils pour, malgré tout, réussir à promouvoir la laïcité?
Je n’ai pas écrit un livre pour tacler les élèves et les professeurs. J’y dresse d’abord un constat, qui peut éventuellement faire grincer des dents, mais aux mâchoires susceptibles uniquement. On ne construit pas une réponse éducative pertinente sans au préalable avoir clarifié les enjeux et fixé des objectifs en conséquence. Dans 95% des cas, les élèves réagissent plutôt bien à la séquence pédagogique décrite très précisément dans la troisième partie de l’ouvrage. Cet outil est utilisé depuis 2016 en Moselle par des bénévoles qui interviennent régulièrement en classe au nom de plusieurs associations complémentaires de l’enseignement public. Les rares incidents relevés sont presque toujours à mettre sur le compte de l’incapacité de certains élèves à rester attentif plus de quelques minutes ou tout simplement à communiquer. Cela est préoccupant mais c’est un autre sujet. Au-delà d’une invitation à s’approprier librement un outil existant, la description pas à pas d’une séquence, largement illustrée par les réactions récurrentes des élèves, elles-mêmes commentées par l’auteur, permet d’établir une liste de conseils transposables.
Et donc concrètement comment s’organise cette séquence ?
Tout d’abord, essayons d’identifier les principaux écueils à éviter. Il est pour le moins spécieux de présenter la laïcité comme un dispositif de lutte contre les discriminations religieuses. Cette tentative maladroite de réhabilitation est généralement comprise par les élèves comme le droit de faire ce que l’on veut en matière de religion. Elle fait fi des limites imposées par le droit à n’importe quelle liberté. Elle néglige la liberté de conscience des non-croyants, qui aurait pourtant bien besoin d’être réaffirmée au sein des établissements scolaires. Elle entretient la confusion entre laïcité et œcuménisme.
Autre écueil, aborder la laïcité par le biais exclusif du droit et des prescriptions qui en découlent. Je ne compte plus le nombre de personnes dûment formées et toutes heureuses de me reprendre sur une imprécision. Ce juridisme, qui tient plus de l’entreprise de moral que de la pédagogie, a en outre le gros inconvénient d’ennuyer les élèves.
Plus difficile à éviter, la fixation sur l’islam. La focalisation médiatique et politique sur les polémiques en lien avec l’islam ne peut pas ne pas avoir de répercussions en classe. Mais il y a une autre raison pour laquelle il est difficile d’équilibrer les temps de paroles, les exemples et les références dans une séquence pédagogique qui assume d’aborder de manière transversale le fait religieux, la non-croyance et la laïcité. Dans les établissements que je fréquente, les jeunes musulmans sont régulièrement ceux qui sont les plus à même de partager une culture religieuse, certes précaire, mais réelle. C’est pourquoi l’intervenant trouvera plus facilement avec ce profil d’élèves un terrain d’échange et de confrontation, au risque de perdre les autres, voire de renforcer le préjugé que ce sont toujours les mêmes qui posent un problème. Alors que faire ? Mon parti pris est de faire en sorte que les références à l’islam soient systématiquement associées à l’évocation de faits culturels similaires dans d’autre religions. Le message qui est répété est le suivant : « L’islam est une religion comme une autre ».
Après les écueils, les préconisations de base. La laïcité exige un effort de la part des croyants et des non-croyants. Cet effort est douloureusement consenti s’il n’est pas justifié par les leçons de l’histoire au sujet des conflits politico-religieux qui ont défiguré notre pays comme tant d’autres durant des siècles et continuent de semer la mort à travers le monde. Une action pédagogique sur la laïcité ne peut faire l’impasse sur le côté obscur de la religion, sans la résumer à cela bien entendu. « Monsieur, il ne faut jamais avoir lu un texte sacré pour justifier un acte violent au nom de Dieu ». Il est surprenant de constater la facilité avec laquelle les élèves dénoncent la violence endémique exercée au nom de la religion comme … une hérésie ! La déconstruction de ce mécanisme de défense fait partie intégrante du travail sur la laïcité. Le but n’est évidemment pas de réduire la religion à la violence mais d’interroger ce qui pousse certains êtres humains, toutes cultures confondues, à justifier la violence par la religion.
Les élèves ne conçoivent spontanément la religion que comme le lieu de l’exercice de la spiritualité, tout en n’en étant la plupart du temps complétement dépourvus, ce dont on ne peut leur tenir rigueur. Ils négligent ses dimensions politiques et sociales. Il est urgent de leur apprendre à dissocier la dimension identitaire de la religion des questions spirituelles. A défaut de spiritualité, beaucoup valorisent l’orthodoxie et l’orthopraxie. Il peut être utile de leur rappeler que l’affirmation d’une religiosité – comme d’une conviction politique – peut être à l’occasion dénuée de sincérité ou de profondeur. De l’urgence de faire relire Le Tartuffe !
Les élèves méconnaissent largement le fait religieux. Cette ignorance favorise une perception monolithique des religions qui favorise le rejet sur la base de l’amalgame mais également l’identification abusive sur fond de solidarité mécanique. Il est indispensable d’apporter les connaissances nécessaires à la remise en cause de l’entitativité religieuse. « Il y a des millions de façons d’être juif, chrétien, musulman, etc. ».
La non-croyance au sens large – athéisme, agnosticisme, indifférentisme, etc. – est la terre inconnue de la plupart des actions pédagogiques développées sur le thème de la laïcité, occasionnant une rupture impensée de la neutralité. L’enseignement de la non-croyance dans ses dimensions historiques, littéraires, philosophiques, épistémologiques doit s’inscrire comme le pendant de l’enseignement du fait religieux.
Et pour terminer, il faut évidemment reprendre le B à BA des lois de 1905 et de 2004. Grâce au travail des enseignants, les principes cardinaux de ces lois sont globalement sus des élèves. Tout le travail décrit en amont est là pour susciter la réflexion sur ce qui a amené le législateur à légiféré ainsi, au-delà des querelles politiciennes.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
« Promouvoir la laïcité en milieu hostile », Stéphane Aurousseau aux éditions Double ponctuation