La différenciation pédagogique, c’est au quotidien et dans la classe qu’elle s’organise selon le chercheur Sylvain Connac. À l’école primaire, au collège et au lycée, les enseignants et enseignantes ne sont pas assez formé·es et se trouvent parfois, si ce n’est souvent, en difficulté pour la mettre en œuvre. Quant au groupe de niveau/besoins vantés par Gabiel Attal puis Nicole Belloubet, s’ils sont « effectivement des mesures de différenciation pédagogique », ils présentent des « effets ségrégatifs forts ». « La conséquence sera immanquablement le découragement des élèves les plus vulnérables, le creusement des inégalités scolaires entre des populations d’élèves qui se rencontreront encore moins et une communautarisation beaucoup plus marquée » nous explique Sylvain Connac. Il répond aux questions du Café pédagogique.
Qu’est-ce que différenciation pédagogique ?
À chaque fois que des enseignants organisent le travail des élèves pour tenter que chacun puisse en profiter pour apprendre et progresser, c’est de la différenciation pédagogique. Philippe Perrenoud a très bien expliqué que cela poursuivait deux grandes intentions : faire en sorte que le niveau moyen des élèves augmente et lutter contre le développement des inégalités sociales par l’école. De son côté, Philippe Meirieu a longtemps œuvré – et il le fait toujours aussi bien – pour que toute différenciation pédagogique équilibre des temps collectifs à des temps de travail personnel. Parce que, bien malheureusement, toutes les formes de différenciation pédagogique ne se valent pas. Bien au contraire. La plupart de ce que nous avons collectivement mis en œuvre dans les écoles ne fonctionne pas. Les élèves fragiles tendent à se décourager, les meilleurs progressent mais sans réel plaisir, les performances scolaires générales ne s’améliorent pas et, pire, les enseignants se dégoutent de tous ces efforts vains et de l’énergie gaspillée à gérer l’hétérogénéité de leurs élèves. C’est le cas de toutes les formes de groupes de niveau, des organisations individualisées – où les élèves se retrouvent trop souvent seuls face à leurs manques, des aides externalisées qui soulignent uniquement les manques, des multiples adaptations aux élèves qui ne les mobilisent pas assez… Bref, tout ça est bien connu, notamment à travers la conférence de consensus du CNESCO sur ce sujet.
Comment s’organise-t-elle concrètement dans les classes ?
La question brûlante qui se pose aujourd’hui est surtout celle de savoir comment organiser de la différenciation pédagogique sans différencier les résultats des élèves, en priorité celles et ceux issus des familles les plus pauvres ? Comment l’organiser en évitant tout ce qui est connu comme insuffisant voire contreproductif ? On sait très bien notamment que ni les compositions homogènes ou hétérogènes des groupes ne répondent aux attentes. Encore moins la supercherie de penser un accompagnement individuel de chaque élève, tant le besoin de relations, notamment à des camarades, est essentiel pour apprendre.
Une hypothèse tient toutefois la corde aujourd’hui, parce qu’elle n’a jamais été véritablement déployée, parce qu’elle ne s’appuie pas sur tout ce que l’on connait d’inefficace et parce qu’elle croise ce qu’il conviendrait d’utiliser. Il s’agit de la personnalisation des apprentissages. Qu’est-ce donc ? Ces sont des approches pédagogiques qui équilibrent trois principaux modes d’organisation du travail des élèves. D’abord des temps collectifs, sans prise en compte des différences individuelles. Ils ont pour double principe de construire une cohésion de classe – certains parlent de sentiment d’appartenance – et d’enrôler les élèves dans une dynamique dont personne n’est exclu. La plupart du temps, ces temps collectifs servent à la présentation de nouveaux contenus d’enseignement. Ensuite des temps individualisés, où chaque élève dispose de consignes qui répondent à ce dont il/elle a besoin pour progresser. Ces temps individualisés peuvent s’organiser grâce à des « feuilles de route » – de simples exercices communs tous – ou grâce à des plans de travail – un peu plus techniques mais bien plus épanouissants. Enfin des situations de coopération pour accroitre les liens d’humanité entre les élèves. Concrètement, cela correspond à des temps de travail en groupe pendant les phases collectives pour mobiliser encore mieux les élèves, ou à des situations d’aide, d’entraide ou de tutorat entre eux au moment où ils sont conduits à effectuer leur travail individualisé, afin qu’ils ne se retrouvent jamais seuls face à des difficultés insurmontables.
Est-elle possible au collège et au lycée ?
Je peux témoigner que c’est tout à fait possible, tant dans les écoles primaires que dans les collèges et lycées. J’ai la grande chance d’accompagner par la recherche de nombreuses équipes d’enseignantes et d’enseignants qui explorent ces filons de manière ordinaire. Que parviennent-ils à mettre en place ? Concernant l’agencement de leurs cours, ils s’appuient sur une articulation entre des temps collectifs et des temps personnalisés. Pour les temps collectifs, le principe est justement de ne pas trop perdre de temps à s’ajuster aux différences interindividuelles – puisque c’est ce que permettent les temps personnalisés. Il ne s’agit pourtant pas d’un enseignement uniquement vertical et uniforme, mais d’une structure de cours alternant plusieurs moments de concentration dans le silence, de groupe pour confronter les avis et collectif pour que les enseignants puissent transmettre les contenus scolaires aux élèves. Avec l’équipe du lycée Feyder d’Epinay-sur-Seine, c’est ce que nous sommes parvenus à modéliser dans le cadre d’un Léa. Pour les temps personnalisés, le principe est différent. Le levier principal est de prendre appui sur l’autonomie et la responsabilité des élèves, principalement parce que c’est à eux de prendre l’initiative s’ils souhaitent s’approprier les contenus scolaires transmis. Cela concerne essentiellement les exercices d’entrainement. Les enseignants trouvent un grand intérêt à les rendre autocorrectifs. Cela évite la perte d’un temps précieux lors de corrections collectives souvent inutiles. Les élèves sont ainsi amenés à choisir entre travailler seuls, travailler avec d’autres – par de l’entraide ou du tutorat – ou avec l’enseignant qui peut ainsi organiser de vrais groupes de besoin pendant les cours. Pour éviter que les élèves se contentent de donner une réponse obtenue sans réflexion, ces temps d’entrainement précèdent des temps d’évaluations, passées individuellement et corrigées uniquement par l’enseignant. En cas de réussite, les élèves peuvent être fiers de leur travail. En cas d’échec, ils savent sur quoi s’employer plus tard pour mieux apprendre.
Les enseignants et enseignantes y sont-ils/elles assez formé·es ?
Malheureusement pas assez, voir bien trop peu. Ce sont ces carences en formation qui expliquent le recours massif à des conceptions de la différenciation désuètes ou reconnues comme des impasses. Aujourd’hui, les équipes qui ont de l’expérience dans ces formes de différenciation pédagogique par de la personnalisation l’ont eu par des initiatives locales. Elles ont été permises par divers collectifs internes à l’éducation nationale (EAFC, CARDIE, éducation prioritaire…) ou externes et associatives (OCCE, Cahiers Pédagogiques, AGEEM, ICEM…). C’est donc bien de la responsabilité du politique que de mettre à disposition des professionnels de l’enseignement des formations de qualité. Les recherches sur le sujet ont pu mettre à jour deux facteurs favorisant les transformations pédagogiques : un temps d’accompagnement long – de deux années au minimum – ainsi qu’un appui sur des recherches, si possibles collaboratives, afin que ce soit à partir de données collectées dans leurs classes que les enseignants peuvent penser les évolutions à engager. Nous pensons qu’il y a urgence à proposer de telles formations sur plusieurs domaines, tous liés de prés ou de loin à la prise en compte de la diversité des élèves : la gestion de l’hétérogénéité dans les classes- a minima, pour qu’aucun élève ne se décourage d’essayer d’apprendre, sinon, pour tenter que tous progressent, la valorisation de la mixité sociale et culturelle – pour que la scolarisation soit l’occasion de reconnaissances réciproques entre jeunes d’origines différentes, la construction d’espaces scolaires sécurisés – pour qu’élèves et adultes se sentent en pleine confiance par un cadre à la fois respectueux des singularités et rigoureux sur les règles – et l’écoute démocratique de la parole des élèves – pour qu’elle soit source d’apprentissage de la citoyenneté dès l’école et levier d’adaptation des supports pédagogiques.
Les groupes de besoins tels qu’annoncés par Attal et Belloubet, c’est un peu de la différenciation pédagogique, non ?
Ces groupes actuellement promus par le ministère sont effectivement des mesures de différenciation pédagogique. Mais avec des effets ségrégatifs forts. La conséquence sera immanquablement le découragement des élèves les plus vulnérables, le creusement des inégalités scolaires entre des populations d’élèves qui se rencontreront encore moins et une communautarisation beaucoup plus marquée. Nos sociétés ont besoin d’une toute autre école, qui parvienne à la fois à faire se reconnaitre des élèves d’origines différentes, à faire grandir chacun dans la maîtrise des savoirs scolaires et à rendre le métier d’enseignant autant agréable que source de satisfactions. C’est possible et nous savons comment il faudrait s’y prendre. Reste à s’en donner collectivement les moyens.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda