Quel souvenir garder d’un libertin cynique comme Don Juan ? Doit-on l’ensevelir, l’effacer, lui pardonner, l’honorer ? Ces questions morales peuvent aussi porter un projet pédagogique, en l’occurrence celui de Christelle Lacroix, professeure de français à Longuenesse dans les Hauts-de-France. Elle a amené ses élèves de 2nde à réaliser un tombeau numérique pour le héros de la pièce de Molière : à créer et collecter ses traces, ses memorabilia ; à recueillir et partager les témoignages de ses proches. Le « livre des morts » de l’Egypte antique, autrement nommé le « livre pour sortir au jour », se métamorphose alors en livre numérique, susceptible d’éclairer la complexité du personnage comme la transformation de nos mémoires d’outre-tombe.
Réaliser un tombeau numérique pour un personnage littéraire, quelle drôle d’idée ! De quoi s’agit-il ?
Un tombeau numérique, ou iTombeau, consiste à déposer, comme cela se fait d’ores et déjà Outre-Atlantique pour de nombreux défunts, un QRcode sur la sépulture de l’être disparu permettant à toute personne venue se recueillir d’accéder directement par simple flash sur son smartphone à la vie du défunt sous la forme de traces écrites, photos, audios, visuelles, virtuelles et de rester connecté à l’être disparu comme à une mémoire vive, éternelle.
Comment êtes-vous arrivée à concevoir un tel projet ?
C’est en lisant un article publié sur le net par Correspondances (la revue Web sur la valorisation du français en milieu collégial), que j’ai découvert le projet de iTombeau réalisé par l’enseignant interviewé autour des œuvres tragiques de Racine, « Phèdre », et de Mouawad, « Incendies ». C’est alors que m’est venue l’idée de le transposer au « Dom Juan » de Molière. Je cherchais une idée pour conclure ce chapitre sur lequel j’étais en train de travailler avec mes secondes, et celle-ci est arrivée comme une évidence, car le personnage de Don Juan, tout au long de la pièce, dans ses relations aux autres personnages, agaçait beaucoup mes élèves qui tentaient toutefois de comprendre sa personnalité, de donner un sens à ses actes. Proposer de s’approprier chacun un personnage, en jouant son rôle, comme au théâtre, en prenant le relai de Molière à la fin de la pièce alors que le personnage éponyme disparaît soudainement, les abandonnant tous là, (encore !), était l’occasion pour les élèves de verbaliser ce qu’ils avaient à dire au célèbre libertin, de se poser la question du pardon, par le biais de la créativité et de l’imaginaire.
En quoi le dispositif vous semble-t-il s’adapter particulièrement bien au personnage de Don Juan ?
La question de la mémoire d’un homme tel que Don Juan, impie, asocial, amoral, est une vraie question : « Lui qui ne croit en rien, tombera-t-il, après sa mort dans l’oubli, continuera-t-il à hanter le cœur des femmes qui l’ont aimé ? Des hommes qu’il a manipulés ? De tous ceux dont il s’est moqué ? Hommes et femmes, pourront-ils l’oublier ? Lui pardonner ? Sa mémoire peut-elle être honorée ? Quelle mémoire immatérielle pour un personnage aussi matérialiste que Don Juan ? Qu’est-ce qu’une sépulture numérique laisserait comme trace de ce personnage drôle et cynique? Léger et grave ? » Ce sont toutes ces questions que se sont posées les élèves et qui m’ont permis de vérifier leur compréhension de l’œuvre par la créativité, et cela, comme un cheminement intermédiaire vers l’analyse technique de la dissertation.
Quelles ont été les propositions créatives ? Comment les élèves ont-ils opéré leur choix ?
J’avais demandé aux élèves des productions écrites, audios, visuelles, virtuelles. Les élèves ont choisi ensemble, par groupe-personnage, les productions à réaliser à partir d’une liste de propositions (visant seulement à les aider dans la recherche d’idées), et se sont réparti la tâche, chacun réalisant une production pour le iTombeau.
Les productions ont été très variées : l’oraison funèbre d’Elvire, de Mathurine et celle de Don Luis rédigées et enregistrées à l’enterrement de Don Juan ; des audios (de la fameuse tirade de Don Juan dans l’acte I scène 2, et de celle d’Elvire à l’acte IV scène 6, exprimant son désespoir avec dignité) ; la liste des affaires retrouvées dans la chambre de Don Juan, récoltées par Sganarelle le fidèle valet, ou sa playlist de chansons exclusivement dédiée aux femmes ; une cagnotte litchi organisée par Charlotte la paysanne pour financer l’achat d’un bouquet à déposer sur la tombe de celui qu’elle n’oublierait jamais ; un rapport de police racontant l’altercation entre Mathurine et Charlotte à l’acte II, après que Don Juan a fait croire à chacune qu’il allait l’épouser ; le compte X de Sganarelle ; les comptes Instagram de Don Juan et d’Elvire ; une scène en plus avec le malheureux Monsieur Dimanche usant en vain, de maintes formules de politesse pour récupérer son dû par Don Juan ; un selfie, un dessin, des lettres, des articles de presse…
Variété de productions donc, mais variété de tons aussi entre ceux qui profitent de la sépulture pour que reste l’image antipathique du personnage, et ceux qui en profitent pour lui souhaiter, malgré la douleur, la paix dans le repos. Finalement, tout est dit par Elvire (alias Louisa) dans sa lettre d’adieu à Don Juan : « Qu’importe ce qui motive la présence de ces personnes ici, jubilation, curiosité, amour, peine, respect, éthique, tu nous réunis tout de même ». iTombeau est un projet créé pour réunir les personnages tous abandonnés un à un.
Comment les élèves ont-ils mené à bien cet ambitieux travail d’appropriation créative ?
La pièce a été lue intégralement avec les élèves, sans visionner de mise en scène de la pièce, parce que je tenais à ce qu’ils s’en fassent leur propre représentation. Ensemble, nous avons réalisé un tableau synoptique de la pièce, et des fiches personnages relatant leur personnalité, et leurs relations avec les autres personnages, permettant d’avoir une vision globale de la pièce à la fin de la lecture.
Nous avons ensuite réfléchi à l’appui d’un carnet d’expression que j’ai créé pour le projet, à la problématique de la mort du personnage, de l’hommage, du respect de la mémoire, et du pardon en présentant aux élèves quelques exemples documentaires de ce qui existe aujourd’hui à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle, pour perpétuer la mémoire des défunts.
J’ai distribué les rôles des personnages de la pièce aléatoirement et les élèves se sont rassemblés en îlot pour travailler ensemble (par 3/4) par personnage et proposer d’une part, en groupe, une présentation du personnage avec un visuel créé (par l’intelligence artificielle), d’aitre part, individuellement, un document créé, retrouvé, témoignant de la relation avec le personnage Don Juan. Il était demandé à chacun de justifier de l’intérêt et la légitimité de ce document pour le iTombeau du défunt. Les productions devaient être variées à l’intérieur du même groupe personnage.
Comment avez-vous collecté et rassemblé les productions ?
Chaque élève a déposé sa production dans le Padlet du projet organisé par colonne-personnage. Le carnet d’expression imposait une maquette de mise en page à respecter, et il me semble que cet espace de partage des productions était inspirant pour ceux en difficulté méthodologique avec l’outil numérique car je reste convaincue que l’on apprend beaucoup à observer la manière dont les autres travaillent.
Ensuite, par un jeu de copier-coller j’ai tout assemblé sous la forme d’un livre numérique au format epub, réalisant ainsi une œuvre collective de la seconde G. Le livre numérique me semblait être la forme la plus appropriée pour les différents types de supports proposés puisqu’il permet l’insertion d’audios de vidéos, de galeries photos, de textes, de liens hypertexte (vers les réseaux sociaux des personnages… ). Un format pdf a également été créé avec des QRcodes (renvoyant vers les audios , les vidéos, les réseaux sociaux) pour une version imprimable disponible au CDI du lycée. De plus, à l’issue du projet, j’ai eu l’idée pour agir en interactivité avec les comptes personnages créés par les élèves sur Instagram, de créer un compte pour la classe afin de diffuser, personnage par personnage, les productions de ces créations, auprès des autres élèves du lycée, mais aussi des familles, en les touchant là où le projet a davantage de visibilité. Une façon de faire littérature tous ensemble : lire, écrire, produire et être lu.
En quoi une telle démarche créative et coopérative vous semble-t-elle avoir favorisé chez les élèves le plaisir du texte et connaissance de l’œuvre ?
Si le plaisir de la création a été très présent, il est, en réalité, venu de l’intérêt suscité par la lecture de l’œuvre, qu’on a réalisée ensemble, décortiquée, reformulée ensemble, tenté de comprendre ensemble, scène après scène, acte après acte, rattachant aux éléments culturels du XVIIème (comme le tragique ou le baroque, les formes de libertinage apparaissant une à une dans la pièce). L’œuvre a pris sens progressivement dans ce travail fait collectivement.
Le travail de création, proposé avec une bande annonce que j’avais préparée rapidement, et le carnet d’expression, détaillant avec précision les consignes, a coulé de source ; les idées sont venues spontanément, aucun élève ne s’est trouvé embêté face au personnage sur lequel il était tombé aléatoirement, parce qu’il les avait tous bien cernés, et les élèves ont estimé, je pense, que chacun avait le droit à son espace de parole dans la sépulture connectée de Don Juan.
La démarche coopérative (réfléchir ensemble en groupe à une cohérence des productions, et décider collectivement d’un portait rédigé et d’un visuel du personnage) et collaborative (le projet n’est possible que si chacun porte sa pierre à l’édifice, tout le monde a sa propre tâche à réaliser dans le travail de groupe) a été, je pense aussi, un gage de réussite dans ce projet.
En quoi un tel projet vous semble-t-il avoir aussi favorisé chez les élèves une réflexion critique sur le numérique, en particulier la question des traces et de notre relation à la mort ?
A l’heure du numérique, d’Internet et des médias sociaux, la question de la mémoire virtuelle laissée par chacun comme une mémoire vive, particulière, envahissante aussi, sans limite, a permis une réflexion sur notre condition d’homme et de notre devenir dans le monde qui est le nôtre. Des comptes internet continuent d’exister, entretenus par des proches, des fans (dans le cas de personnes célèbres), après la mort des personnes concernées : est-ce une façon acceptable d’honorer la mémoire ? transformer les cimetières, lieux de recueillement des morts, en lieux d’errance de fantômes numériques, est-ce tolérable ? internet nous obligera-t-il à réinventer notre façon de cohabiter avec nos défunts ? les élèves ont pris conscience de ces problématiques. De là à trouver les réponses…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Dans le Café : « A notre mémoire numérique d’outre-tombe »
Revue Correspondances : « Numérique et littérature: un mariage heureux »
Memorabilia numériques sur des personnages de Laurent Gaudé
Christelle Lacroix dans Le Café pédagogique
Le livre numérique en version epub
Le livre numérique en version PDF
Le carnet d’expression du projet
Le compte Instagram de la classe