Marie Aleth Grard, présidente d’ATD Quart Monde, n’ a de cesse de sensibiliser et alerter sur le quotidien des familles vivant dans la grande précarité. Dans cette interview, elle revient sur l’importance de sensibiliser les acteurs et les actrices de l’École sur les conditions de vie de ces familles. « La ségrégation est déjà à l’œuvre dans notre système scolaire, mais avec le rassemblement national, ce sera pire. Les élèves seront obligés d’aller en CAP, en alternance, dès la fin de la cinquième. Pourtant, jouer ensemble, penser ensemble dès le plus jeune profite à tous » nous dit-elle. « Si l’extrême droite arrive au pouvoir, cela signera un retour arrière encore plus fort ».
Pourquoi est-ce si important de visibiliser les conditions de vies des personnes précaires ?
Il est très important pour nous que les enseignants et enseignantes comprennent combien le quotidien des personnes qui vivent dans la grande précarité est différent des autres. Un mot ne revêt pas le même sens selon que l’on vive dans la grande précarité ou non. Parfois, les professeurs ne comprennent pas certains élèves ou n’arrivent pas à communiquer avec certains parents, car ils sont dans un quotidien très différent. C’est donc important pour nous de prendre le temps d’expliquer la réalité de ces personnes, pour qu’ils et elles osent entrer en dialogue avec eux.
Qu’est-ce qui empêche donc les parents vivant dans la grande précarité d’entrer en dialogue avec les enseignants ?
Avant tout, ces familles croient en l’École. Une École qui offrira à leur enfant un avenir différent du leur. C’est important de le dire. Ces parents ont souvent eu un parcours scolaire difficile, ils ont donc du mal à retourner à l’école. Ils n’ont ni le langage ni les mots qu’il faut pour aller discuter avec les enseignants de leur enfant. Ils se privent même de questionner leur enfant sur leur journée à l’école de peur de mettre leur enfant en porte à faux avec les apprentissages qui lui sont proposés à l’école. Ils ont peur de ne pas être dans les mêmes stratégies pédagogiques que les enseignants et donc de mettre à mal à la scolarité leur enfant. Ça n’a l’air de rien, pourtant c’est très important qu’un parent puisse discuter avec son enfant de ses apprentissages, c’est rentable sur le plan scolaire et ça les légitime. C’est aussi une façon d’autoriser leur enfant à entrer dans les apprentissages, de leur permettre d’oser apprendre. Ils se censurent pour le bien de leur enfant et pourtant, cette censure empêche certains élèves.
On est loin de l’image de parents démissionnaires. Bien au contraire. Les parents qui vivent la grande pauvreté avec lesquels nous travaillons depuis maintenant cinq ans – dans le cadre de la recherche des croisements des savoirs, sont au contraire incroyablement investis dans la scolarité de leur enfant.
En quoi est-ce important pour les enseignants de créer des liens avec ces familles ?
Les enseignants sont confrontés à longueur de journée, de semaines, à des incompréhensions du fait du quotidien différent des enfants et des familles qui vivent la grande précarité. Par exemple, un enfant fait une grosse bêtise. L’enseignant écrit un mot dans le cahier, ou le carnet, pour en informer les parents et demande à l’enfant de le signer. Ce cahier, ce mot ne revient jamais signé. Pour l’enseignant, c’est un manque d’attention au suivi de l’enfant. Pourtant, pour le parent, c’est un acte éducatif. Il refuse de signer un mot qui fait état d’un comportement inadapté de son enfant parce que signer, pour lui, c’est cautionner cet acte.
Que proposez-vous pour aider les enseignants et enseignantes ?
On propose des temps de formation aux enseignants et enseignantes. Comme il n’y a plus de formation continue dans l’Éducation nationale, on intervient souvent lors de formations syndicales. La FSU-SNUipp et la CFDT éducation, formation, recherche, nous demandent très régulièrement d’intervenir un peu partout en France pour sensibiliser à la grande pauvreté. On démarre souvent par un jeu pour mettre les professeurs dans le bain de grande pauvreté, puis on leur présente certains outils – comme des vidéos ou des dossiers ou kits pédagogiques. Ces outils ouvrent plein de possibles.
Si l’extrême droite arrive au pouvoir, quelles conséquences pour ces familles ?
On est déjà actuellement dans une École à deux vitesses qui va permettre aux enfants de milieux favorisés d’aller vers des études longues et choisies et qui va orienter rapidement vers l’apprentissage – sans choisir l’orientation – les enfants de milieux défavorisés. Depuis quelques années, les choses s’accélèrent dans ce sens. Si l’extrême droite arrive au pouvoir, cela signera un retour arrière encore plus fort. La ségrégation est déjà à l’œuvre dans notre système scolaire, mais avec le rassemblement national, ce sera pire. Les élèves seront obligés d’aller en CAP, en alternance, dès la fin de la cinquième. Pourtant, jouer ensemble, penser ensemble dès le plus jeune profite à tous.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda