C’est une habitude, l’épreuve de philosophie ouvre le bal des épreuves pour les élèves des lycées généraux et technologiques. Ils et elles sont 543 369 cette année. Près de 185 000 élèves – ceux des filières professionnelles ne sont pas concerné·es. Un scandale pour Edwige Chirouter, Professeure des universités en philosophie de l’éducation. « Dans ses fondements même la démocratisation de la philosophie vise à développer des habiletés de pensée et des qualités humaines qui sont au cœur du projet humaniste et démocratique : la formation de sujets libres et autonomes, capable d’exercer leur esprit critique et le déploiement d’une pensée complexe, l’acceptation de leur vulnérabilité face aux grandes questions universelles et intemporelles qui ne peuvent trouver de réponse unique et définitive, mais aussi une certaine éthique de relation à soi et aux autres » écrit-elle dans cette tribune qu’elle signe pour le Café pédagogique.
Big hug à tous les lycéens et lycéennes qui aujourd’hui passent les épreuves de philosophie. Dans les médias, immanquablement on entendra parler toute la journée du « bac philo » et « la philo en lycée» en oubliant juste de préciser qu’une seule partie de la jeunesse a accès à la philosophie. Dans notre institution scolaire, la philosophie n’est enseignée qu’en classe terminale des lycées généraux et technologiques, mais pas professionnels qui n’y ont toujours pas droit. Ce qui est un scandale. Autant on peut ne pas être d’accord sur l’âge auquel on pourrait commencer à apprendre la philosophie – 5 ans, 9 ans, 15 ans, 18 ans… ? – autant dire à certains de nos lycéens : « vous n’avez pas le droit et la capacité de penser et pour vous de toute façon ça ne sert à rien» est une vraie violence, insulte, institutionnelle pour les enfants des classes populaires – qui vont majoritairement en lycées professionnels. L’enjeu de démocratiser la philosophie n’est pas seulement pédagogique ou corporatiste – une revendication pour les profs de philo d’avoir plus d’heures pour leur discipline – mais bien politique au sens le plus noble du terme. Et par les temps qui courent justement… hélas, la philosophie reste toujours aussi élitiste : interdite au moins de 18 ans et aux classes populaires. Certes la philosophie est un exercice difficile, elle demande un vrai travail intellectuel et affectif. Tout cela ne peut s’apprendre qu’avec beaucoup de patience – comme d’apprendre à jouer d’un instrument de musique. Raison de plus pour la commencer beaucoup plus tôt. Et parce qu’elle est un exercice exigeant qui forme l’esprit critique, elle devrait s’adresser aboutement à toutes et tous. Personne ne devrait en être exclu.
Hannah Arendt, en réfléchissant sur la survie des démocraties et la lutte contre à la barbarie, parle de la nécessité d’offrir aux citoyens et citoyennes ce qu’elle appelle « des oasis de pensée ». Les démocraties ont absolument besoin d’espaces et des temps pour penser sereinement les grandes questions de l’existence et de la vie dans la Cité, des moments où l’on se coupe de l’accélération du monde pour penser sereinement loin des affects et des vicissitudes du quotidien. Les ateliers de philosophie dans les écoles dès l’école primaire sont une mise en acte de ces oasis de pensée. Le sociologue et philosophe allemand H. Rosa (parrain de la Chaire UNESCO sur la philosophie avec les enfants) soutient lui la thèse que notre modernité est caractérisée par une pression constante d’un rythme effréné où les individus, adultes et enfants confondus, font désormais face au monde sans parvenir à se l’approprier. Ce sentiment d’avoir en permanence à se hâter (« dépêche-toi » serait la phrase la plus entendue par les enfants au quotidien…), à être constamment débordé, l’intériorisation des valeurs de compétition, de performance et d’individualisme génèrent une angoisse, une culpabilité diffuse et un sentiment de perte de sens et même de prise sur la réalité et son existence, entrainant ce que H. Rosa appelle un « déficit de résonance ». Les ateliers de philosophie, en offrant aux enfants des oasis de pensée et de décélération pour prendre le temps de rentrer en résonance avec soi, avec les autres, avec les œuvres et avec le monde, sont un des leviers pour reprendre part au processus d’émancipation.
La philosophie avec les jeunes (en amont de la Terminale, mais aussi dans les lycées professionnels ou le monde éducatif, culturel et associatif) s’appuie ainsi sur des enjeux profondément politiques. Elle s’inscrit dans une vision de l’éducation populaire qui se veut émancipatrice, au service de la démocratie qui se fonde sur un ensemble dynamique d’habiletés et d’habitudes à se conduire et à se parler les uns avec les autres. Nous avons trop tendance à focaliser la vie démocratique sur une activité politique qui n’a lieu que tous les 5 ans – le vote par exemple – au lieu de mettre en avant ce qui a besoin d’être travaillé tous les jours dans nos interactions sociales quotidiennes. Les ateliers de philosophie avec les enfants sont une mise en acte de cette conception de la démocratie. Dans ces ateliers, comme à l’intérieur d’un laboratoire, les enfants, assis tous ensemble en cercle dans un face-à-face des visages, vont formuler des questions et évaluer les idées émises. À partir d’une question (par exemple « qu’est-ce qu’une loi juste ? », ou « Peut-on être heureux et méchant ? » ), les enfants sont invités à formuler des hypothèses, à déduire des présupposés et des conséquences, à justifier leurs opinions, à évaluer collectivement la validité rationnelle et éthique des différentes propositions. Ils y développent une capacité de jugement critique et d’acceptation pacifiée des désaccords dans un espace profondément laïque qui accepte les croyances et convictions tant qu’elles sont reconnues comme telles et non imposées dogmatiquement. Ainsi dans ses fondements même la démocratisation de la philosophie vise à développer des habiletés de pensée et des qualités humaines qui sont au cœur du projet humaniste et démocratique : La formation de sujets libres et autonomes, capable d’exercer leur esprit critique et le déploiement d’une pensée complexe, l’acceptation de leur vulnérabilité face aux grandes questions universelles et intemporelles qui ne peuvent trouver de réponse unique et définitive, mais aussi une certaine éthique de relation à soi et aux autres. Plus ambitieux encore, je pense que les ateliers de philosophie avec tous les enfants et adolescents nous donnent le modèle, le paradigme, de ce que devrait être l’école au quotidien. Plus que de simples moments de philosophie déconnectés des autres apprentissages (1 heure « d’atelier philo » par semaine), la philosophie peut insuffler du sens à ce que les élèves doivent apprendre au quotidien et dans toutes les disciplines. Il faudrait donc passer des ateliers de philosophie ponctuels (dans le cadre de l’EMC par exemple) à une école philosophique qui promeut cinq formes de pédagogie. Ce qui se joue et se pratique dans ces ateliers (l’éthique de relation aux enfants, le rapport au savoir, l’exigence unie à la bienveillance, la posture de l’enseignant) doit servir de modèle pour mettre en œuvre au quotidien à l’école :
- Une pédagogie de l’enquête, du problème, de l’interprétation et non de la transmission passive et froide des résultats (le choc des savoirs…);
- Une pédagogie du sens, de l’expérience, de la sensibilité, qui sait dévoiler aux élèves comment les savoirs font écho à leurs préoccupations et leur volonté de donner sens au monde ;
- Une pédagogie de l’intelligence collective – pour cultiver l’esprit de coopération. Lorsque les élèves sont effectivement invités à réfléchir aux grandes questions universelles, ils font ensemble l’épreuve d’une commune vulnérabilité face à la complexité de ces questions qui ne trouvent pas de réponse unique et définitive. Les enfants se rendent compte ainsi qu’ils ne vont pas pouvoir prendre en charge seuls la difficulté de ces questions qui nécessitent de fait une coopération de toutes les intelligences.
- Une pédagogie critique des valeurs qui instaure un rapport réflexif à la loi, aux normes et aux conflits (« Y a-t-il des violences légitimes ? », « faut-il toujours obéir ? ») – au-delà d’une obéissance aveugle aux règles et aux inutiles et contre-productives injonctions morales.
- Enfin une pédagogie de la lenteur qui prenne le temps – loin des injonctions à l’urgence permanente – d’apprendre patiemment à grandir et penser.
Les pratiques de la philosophie avec les enfants ou adolescents sont en quelque sorte des pratiques que l’on pourrait qualifier de « pirates » par rapport aux pratiques habituelles de la philosophie au lycée et/ou à l’université. Et si l’on file la métaphore de la piraterie, on pourrait dire que ces pratiques philosophiques prennent l’école à l’abordage en transformant de l’intérieur son fonctionnement. L’enjeu de la philosophie avec les enfants est donc pleinement politique au sens le plus noble du terme. C’est un programme pour une école publique véritablement coopérative et fraternelle.
Edwige Chirouter
Professeure des universités en philosophie de l’éducation à l’Université de Nantes. Chercheure au CREN
Titulaire de la Chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale.
Dernier ouvrage
Chirouter E. (dir.). (2022). La philosophie avec les enfants : un paradigme pour l’émancipation, la reconnaissance, la résonance. Raison Publique