En ces temps d’inquiétude démocratique, l’enseignement peut-il se faire le levier d’une conscience morale et citoyenne ? « Le papa de Simon » est une nouvelle de Maupassant qui raconte l’histoire d’un garçon de 8 ans harcelé à l’école. C’est le support d’un projet mené par Stéphanie Lokoli, professeure de français, avec ses 4èmes du collège les Frontailles à Saint-Pierre d’Albigny en Savoie. Il articule travail de lecture, écriture collaborative au long cours, rencontre avec le monde judiciaire jusqu’à déboucher sur une étonnante mise en scène : une simulation du procès du harceleur de Simon au tribunal de Chambéry le 11 juin 2024. La fiction pédagogique, à la fois littéraire et judiciaire, vient donner un enjeu fort, motivant, engageant, au travail de lecture, d’écriture, d’oralisation.
D’où vous vient cet engouement autour de la littérature, du droit, et de la prise de parole ?
Mon intérêt pour le langage corporel et le langage verbal est né sur les bancs de la faculté puisque j’ai eu l’opportunité de mener un double cursus : à la fois littéraire et sportif.
En 2008, je perds ma sœur aînée, avocate pénaliste au barreau de Bastia dans un tragique accident de la route. Ce choc, ce traumatisme émotionnel, va installer un rapport au droit et à la justice d’une façon assez singulière dans mon enseignement.
En 2019, je prends l’initiative, avec des collègues, de participer à l’expérimentation nationale sur l’enseignement éloquence en 3ème. Cette année là, j’ai vraiment une révélation et je décide alors d’étendre l’éloquence à toutes mes classes, de la 6ème à la 3ème. A partir de cet instant, tout s’accélère et s’enchaîne assez naturellement : en 2015 je décide de mener un partenariat avec le collège Henry Bordeaux – où j’enseignais jusqu’en 2023- et la faculté de droit de Chambéry. J’y fait de nombreuses rencontres professionnelles- dont un professeur de droit privé – qui me permet, par nos échanges, d’oser conjuguer dans mon enseignement la littérature et le droit. Par la suite, j’ai été sollicitée par les étudiants de l’Association Jurisentreprise pour la préparation au prestigieux concours d’éloquence Antoine Favre puis par l’université de Chambéry pour des enseignements à la prise de parole auprès d’étudiants M2 de droit privé ou encore en école doctorale. En 2022, je deviens membre d’un comité de pilotage d’un séminaire académique « Enseigner l’oral : l’expérience de l’éloquence » où j’anime un atelier sur l’alignement du corps et du propos. Aujourd’hui en poste au collège les Frontailles (73) à Saint-Pierre d’Albigny, je mène un enseignement de l’éloquence intégré dans mes classes.
C’est la deuxième année que vous faites l’expérience de la littérature et de la citoyenneté. Quelle différence avec l’an dernier ?
En réalité, c’est la troisième année ! Il y a eu tout d’abord, Claude Gueux de Victor Hugo. Cinq années auparavant, les élèves de 4ème étaient allés jouer le procès à l’abbaye de Clairvaux devant des officiers de l’État Civil. Puis, l’an dernier, avec le dispositif « Coloration judiciaire », les élèves de 4ème , toujours, avaient rédigé en classe le procès de Jacques Lantier, dans le cadre de l’étude intégrale de La Bête Humaine de Zola. Cela avait d’ailleurs permis un travail de recherche en didactique de la littérature avec la maîtresse de conférence Marion Mas : « Questionner en classe le texte littéraire du point de vue du droit : une motivation pour la lecture littéraire ? » Cette année, le projet est différent parce qu’il intéresse la justice des mineurs avec une nouvelle de Maupassant : « Le Papa de Simon ».
Dans quel contexte d’enseignement s’inscrit ce projet ?
Ce projet est mené dans le cadre d’un projet interdisciplinaire : Lettres, Histoire-Géographie, Éloquence, d’un partenariat entre le collège et la faculté de droit de Chambéry mais aussi avec le Conseil Départemental de La Savoie. Le projet est intitulé « Dans quelle mesure l’exploration judiciaire d’une oeuvre littéraire peut-elle servir de levier pour enrichir les compétences numériques et rédactionnelles des élèves ? Comment développer une conscience sociale et citoyenne chez les élèves ? ». Il a pris place au cours du premier trimestre et s’est étendu jusqu’au mois de mars 2024. Il a consisté à accompagner les élèves dans le geste d’écriture dans le cadre de l’exploration judiciaire d’une nouvelle de Maupassant : « Le papa de Simon ». La séquence répond au questionnement du programme de 4ème, « La fiction pour interroger le réel » et s’inscrit dans le cadre du parcours Avenir, notamment sur une réflexion concernant les métiers du droit et de la justice.
Quels sont les objectifs de ce projet ?
Les objectifs sont pluriels. D’une part, il s’agit d’ouvrir la possibilité d’une attitude réflexive sur l’acte d’écrire, une compétence sociale, par une pratique régulière du numérique à la fois individuelle ou collaborative. Puis, d’utiliser des outils numériques variés pour s’interroger – comme le fait Maryse Brumont dans ses travaux – sur les processus que sous-tendent les compétences rédactionnelles : remplacement, suppression, ajout, déplacement. Enfin, développer une conscience citoyenne et sociale par le biais d’un parcours d’écriture judiciaire qui amène à s’exprimer devant un auditoire.
Quelle est alors la posture de l’élève ?
J’ai d’abord invité l’élève à se constituer en sujet citoyen et moral. En amont de la séquence, j’ai envoyé aux élèves sur l’espace numérique interne à l’établissement un questionnaire exploratoire portant sur la représentation des élèves sur la Justice des mineurs. Les élèves ont donc renseigné ce dernier chez eux, sur Open Office. Celui-ci, enregistré sur la clef USB de chaque élève, a fait l’objet d’une reprise le lendemain, en salle informatique. J’ai mis à disposition des élèves une courte vidéo explicative sur la Justice des Mineurs, afin de travailler leur compréhension orale , à partir de celle-ci, visible sur le site Lumni.fr. Puis, par les différents écrits menés en classe, l’élève est aussi un sujet scripteur.
De quelle façon ?
Dès la première période de l’année, de septembre à octobre 2023, les élèves de 4ème ont étudié de façon intégrale la nouvelle de Maupassant. Il s’agissait d’en faire une exploration judiciaire en réfléchissant – au sein de la nouvelle réaliste- aux mécanismes d’ostracisation fréquemment à l’œuvre dans les situations de harcèlement et d’en questionner les conséquences judiciaires. A ce titre, les collégiens ont participé, le 4 octobre 2023, à la journée du droit dans les collèges, en partenariat avec un professeur de droit privé de l’Université Savoie Mont Blanc de Chambéry. Les thématiques retenues pour cet évènement portaient sur le harcèlement et la discrimination. Afin de préparer au mieux ce temps fort, les élèves ont été invités, sur postes informatiques, et de façon collaborative, à préparer des questionnements à destination de l’enseignant de droit privé grâce à l’outil numérique « Digidoc ». Un dispositif numérique a dès lors été mis en place, « Postures scripteurs », afin que « la collaboration entre élèves améliore leurs écrits au plan de la transmission de la langue, comme de la transmission du sens » (CNESCO 2018).
Comment ce travail se déploie-t-il ?
Le dispositif a lieu en salle informatique, durant 1h30, en demi-groupe. Voici les différentes étapes. Dans un premier temps, l’enseignante fait découvrir aux élèves l’outil informatique DIGIDOC avec ses différentes fonctionnalités dans la perspective d’un travail d’écriture collaboratif. Suite à cette présentation, les élèves prennent en main l’outil informatique pendant une quinzaine de minutes. A l’issue de cette prise en main, l’enseignante donne les consignes de travail de façon explicite c’est -à- dire que chaque élève aura un rôle informatique bien précis qui va lui permettre des gestes d’écriture différenciés. A titre d’exemple, deux élèves volontaires seront des « scripteurs modérateurs ». Leur rôle consistera à réguler les échanges dans le tchat, relancer la conversation auprès des autres camarades interlocuteurs. A l’inverse, les « scripteurs modérateurs » dans le mur collaboratif vont valider ou invalider le questionnement des « scripteurs penseurs », ceux qui pensent, rédigent et coordonnent leur questionnement à destination du professeur de droit, dans le Clavardage.
Ainsi, le numérique a permis de mettre en œuvre plus facilement un travail collaboratif, au service des compétences rédactionnelles des élèves. Fort de son efficacité sur le développement des stratégies des élèves, ce procédé collaboratif a été reconduit pour préparer cette fois-ci la journée nationale de lutte contre le harcèlement scolaire le 9 novembre 2023. Les élèves ont été amenés à co-construire des slogans permettant d’œuvrer à la lutte contre le harcèlement scolaire. Enfin, le mardi 21 novembre 2023, les élèves de 4ème ont pu avoir un temps d’échange avec une Juge des Enfants du Tribunal Judiciaire de Chambéry afin d’évoquer à la fois les métiers du droit et de la justice mais aussi son métier, tout en engageant une réflexion sur les valeurs de la République (lutte contre le harcèlement). Tout ce travail préparatoire a servi de point de départ à un travail collaboratif d’écriture longue dont l’objectif final était de rédiger, à plusieurs mains, une simulation du procès du harceleur de Simon, dans le prolongement de son exploration judiciaire.
Comment l’élève s’est-il emparé de sa posture de scripteur au fur et à mesure de l’année ?
Je dirais que l’usage régulier de l’outil numérique a permis véritablement d’être un levier pour travailler les compétences rédactionnelles des élèves. A titre d’exemple, d’octobre à novembre 2023, parallèlement aux temps forts mentionnés ci-dessus, un travail individuel d’écriture longue a été impulsé à mi-chemin de la séquence. Il s’agissait en effet de conforter la lecture du « Papa de Simon » par l’écriture. Les élèves ont donc été amenés, par le biais de plusieurs outils numériques- Digimindmap, Bonpatron.com , Usito – à s’interroger sur le geste d’écriture : structuration des idées, rédaction d’une amorce, maîtrise de la langue, écrit intermédiaire, etc. Un temps long a été accordé aux élèves afin que des phénomènes d’automatisation s’opèrent. De plus, un travail différencié en écriture a été mené pour des élèves à besoins éducatifs particuliers, de concert avec leur AESH. Ainsi, ce travail d’écriture longue- qui s’est étendu sur un peu plus d’un mois- a permis d’engager une mise en chemin réflexive sur le processus d’écriture, à la fois sur le travail de l’amorce ou les choix effectués. Des phases d’écriture et de réécriture ont donc jalonné tout ce travail.
Comment vous, en tant qu’enseignante, avez-vous engagé les élèves dans l’écriture de ce procès, en classe ?
A l’issue de l’étude intégrale de l’œuvre de Maupassant, les élèves ont été amenés, de décembre 2023 à janvier 2024, à utiliser l’outil numérique de façon encore plus régulière, pendant trois semaines, dans le cadre d’un parcours d’écriture judiciaire différencié. Celui-ci était en effet composé de dix parcours d’écriture différents – que j’ai pu créer- qui reprenaient l’ordre de parole dans le cadre d’un procès : de la Juge pour enfants qui fait une synthèse des faits et qui pose des questions au prévenu, à la juge des enfants qui aborde la personnalité du prévenu (son histoire familiale/ sa situation personnelle/son casier judiciaire) vers la plaidoirie de la partie civile, les réquisitoires du parquet, la plaidoirie de la défense au délibéré. L’élève s’est donc saisi d’un parcours – dont il a pris connaissance la veille de la séance chez lui- telle la classe inversée- selon ses envies, sa motivation. Laisser les groupes ou binômes se former au gré de leurs envies rédactionnelles a permis un engagement manifeste dans l’écriture. En effet, le choix d’un parcours pouvait se faire seul, en duo avec un tuteur élève- en binôme ou par groupe.
Comment se déploie l’étape numérique de ce travail ?
Le travail d’écriture numérique s’organise sur postes informatiques durant 2 séances d’1h30 sur Open Office, avec la possibilité d’un accompagnement synchrone de la part de l’enseignant sur l’espace collaboratif de travail sur l’ENT. Ce dernier prend la forme suivante : l’enseignant s’installe sur le poste informatique et les élèves envoient leurs écrits pour relecture via l’espace de travail de la classe. Par la suite, chez lui, le professeur centralise tous les textes des élèves en un seul document intitulé « Le procès du harceleur de Simon ». Ce dernier est envoyé à la juge pour enfants, par l’enseignant, pour relecture finale. Une dernière séance de reprise d’une heure est organisée en salle informatique afin de proposer le jet final.
Comment s’est organisée la restitution en public et l’étape orale du travail ?
L’étape orale du travail s’est organisée dans différents lieux du collège. Je pense notamment à la salle polyvalente qui aura permis des échauffements à la prise de parole, des jeux collectifs comme le « débat mouv lecture » qui consiste à donner son point de vue à partir d’une citation clivante d’un livre. Mais surtout, elle s’est faite par étapes. En novembre, en effet, lors de la rencontre avec la juge des enfants, ils se sont produits devant elle et des membres de la communauté éducative, ainsi que des parents, pour porter un discours engagé à plusieurs voix qu’une élève avait rédigé en classe et qu’ils se sont distribués entre camarades. Ensuite, la première restitution en public du procès a eu lieu lors de la manifestation nationale « La belle harangue ». Enfin, alors que je pensais clôturer ce projet par une restitution en public pour les parents courant mai, j’ai fait une demande à la vice-présidente du Tribunal Judiciaire de Chambéry à laquelle je ne pensais vraiment pas avoir une issue favorable. En définitive, les élèves ont joué aussi le 11 juin dans l’enceinte même du Tribunal Judiciaire.
Quel(s) enseignement(s) tirez-vous de ce projet ?
Je tiens déjà à préciser que, suite à une mutation, j’ai changé de collège. Je suis passée d’un collège de centre-ville à un collège en milieu rural. Les élèves n’étaient pas forcément acculturés à ce travail autour de la prise de parole. Je suis tellement fière d’eux ! J’ai assisté à la manifestation d’une remobilisation chez des élèves qui semblaient tellement perdus. Ils ont pris goût à la prise de parole, par le soutien d’un collectif. Je citerai d’ailleurs en guise de conclusion ces mots d’une élève, qui a endossé le rôle de journaliste pour évoquer les « coulisses de ces mois de partage » : « Si vous vous demandez encore si les élèves ont fait un « pierre/feuille/ ciseau » pour se répartir les rôles et bien non, ce n’est pas le cas. Chaque élève a choisi un rôle qu’il ou elle se sentait capable d’incarner. Ils ont repoussé leur limite. Alors oui, parfois le ton est dur, mais pour en arriver là, ils se sont entraînés, ils ont répété. Mais tout ceci a été, je pense, une grande expérience pour les élèves ».
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le projet « La Bête humaine » dans le Café pédagogique
Atelier sur l’alignement du corps et du propos