Depuis quelques années, on évoque souvent les compétences psychosociales, ou compétences de vie. Marielle Tagbe, professeure de philosophie, rappelle que « la conscientisation de l’existence de ses compétences indispensables à l’apprentissage est essentielle pour l’élève comme pour le professeur ». « Travailler en classe ce n’est pas créer une activité au cours de laquelle on se consacrerait aux compétences de vie, mais c’est tout simplement conscientiser l’existence de ses compétences au cœur même de l’apprentissage des mathématiques, de l’histoire géographie, du français, de l’EPS et bien entendu de la philosophie », explique-t-elle.
Accueillir inconditionnellement
Michel Develay, empruntant à Daniel Hameline, définit l’incarnation des valeurs de cette manière : “ Antécéder sans anticiper, c’est être là pour accueillir ce qui va se présenter sans le « prévenir » au point qu’il n’y ait plus rien à faire ; valoriser sans juger, c’est suspendre le fonctionnement spontané pour permettre à l’interlocuteur d’être entendu pour ce qu’il dit et non d’abord pour ce qu’il représente, c’est éviter d’engluer l’interlocution dans les pièges de la dépendance affective sans pour autant interdire aux affects de s’exprimer.” Les compétences de vie en classe dont on peut citer quelques items : avoir conscience de soi, avoir de l’empathie, être créatif, critique, coopérer etc. sont précisément des valeurs incarnées. Travailler en classe ce n’est pas créer une activité au cours de laquelle on se consacrerait aux compétences de vie, mais c’est tout simplement conscientiser l’existence de ses compétences au cœur même de l’apprentissage des mathématiques, de l’histoire géographie, du français, de l’EPS et bien entendu de la philosophie.
Des dispositifs, mais pas que…
La conscientisation de l’existence de ses compétences indispensables à l’apprentissage est essentielle pour l’élève comme pour le professeur. Les valeurs incarnées peuvent se manifester à travers des dispositifs, mais finalement un dispositif n’est rien sans une réelle réflexion sur la posture professionnelle qui est la nôtre dans sa mise en place, car il s’agit en fait d’un changement assez radical dans la posture d’écoute et d’accompagnement. Comme l’écrit maître de Pembroke : “En soulignant la professionnalité du geste enseignant, de nombreux auteurs mettent l’accent sur les couches de sens. (…) D’autre part, comme le sens est situé (Gal Petitfaux, 2010), il émerge en fonction des partenaires de l’échange et de toutes les caractéristiques d’une situation précise. Contrairement au geste de métier transmis sous forme de routines, le geste professionnel est un geste personnel, unique, adapté à l’instant. Cette capacité d’adaptation qui mobilise des tâches cognitives de haut niveau est un enjeu fort dans une profession caractérisée par l’imprévisibilité (Perrenoud, 2004). ” Accueillir l’imprévisible afin de rendre les valeurs désirables, tel pourrait être l’enjeu véritable de l’enseignement de la philosophie repense à travers le prisme des compétences de vie. Ainsi donc dans une leçon de philosophie et face à un problème philosophique posé par le professeur l’on peut le souhaiter initié suite à une discussion avec ses élèves, il se pourrait qu’ émergent des remarques et des points de vue qui certes nous écartent du plan de cours que nous nous étions donnés, mais par contre nous rapprochent incontestablement de l’émergence d’un sens chez les élèves.
Rendre les valeurs désirables
L’exemple des ateliers pour réfléchir est une parfaite illustration de la nécessité d’incarner les valeurs, car l’ambition de développer des relations de fraternité, mais aussi de l’empathie, de la réflexivité ou de la créativité ne saurait se satisfaire de la seule dimension intellectuelle : il y faut ajouter la dimension psychoaffective et conative si l’on veut espérer les rendre désirables (Kahn, 2016) et susciter une adhésion.
Dans les ateliers pour réfléchir, la question posée émerge des préoccupations des élèves qui ne se posent pas pour tous dans les mêmes termes et selon les mêmes réalités psychoaffectives. Ainsi donc la discussion va véritablement graviter autour de ce problème et c’est donc dans un mouvement d’oscillation entre différentes perspectives et points de vue que la question va être éclairée et que chacun va à la fois trouver sa propre manière de le percevoir, mais aussi percevoir sa résolution comme un « thème astral » au sens littéral de l’ expression, c’est-à-dire comme l’état du ciel au moment du surgissement de ce problème dans la classe.
Se percevoir en train de …
Ainsi donc les dispositifs que l’on peut mettre en place qu’on les nomme « atelier pour réfléchir », « cercle de bonheur », « débat à visée philosophique et réflexive » n’ont d’intérêt que s’ils permettent non pas seulement de comprendre le « cogito ergo sum » cartésien, mais de le vivre : à savoir de se percevoir en train de penser, créer, réfléchir, comprendre, mais aussi bien agir c’est-à-dire être dans une présence à l’autre qui implique l’ écoute, l’empathie, la recherche d’une synergie.
La saveur du savoir
Mettre les élèves dans des situations problèmes leur permettant de confronter des stratégies de résolutions possibles met en place ce que Jean-Pierre Astolfi nomme un conflit sociocognitif: “Un conflit sociocognitif correspond à une situation où des élèves, devant résoudre un problème identique, acceptent de confronter leurs avis pour explorer des idées et des arguments ignorés ou oubliés individuellement.“ Le conflit sociocognitif permet de se décentrer d’un point de vue purement intellectuel pour comprendre que ce conflit seul permet de construire une solution.
En cuisinant avec mes élèves de spécialité HLP afin de préparer un buffet pour nos “cafés philo” trimestriels, débats animés et destinés à l’ensemble des élèves de terminale du lycée, force est de constater le jeu de transfert et de contre-transfert dans la classe sont modifiés, les valeurs s’incarnent de façon différente dans les gestes des uns et des autres et chacun vit à sa manière la métaphysique en expérimentant des notions philosophiques fondamentales comme le temps, la liberté ou le devoir et cela en parce qu’ils ont besoin pour arriver à bout de l’élaboration de notre banquet de coopération, de créativité, mais aussi d’esprit critique. Les compétences de vie deviennent le vecteur idéal de concepts philosophiques prenant corps dans des mini pizzas.
L’analyse de ce qui se trame alors dans ces gestes se nomme pour Pierre Vermersch et les disciples de l’entretien d’explicitation la granularité du geste c’est-à-dire “ Prendre conscience, dans l’écoute, que le niveau de détail de la description est insuffisant pour lever l’implicite sur le comment est un préalable incontournable. “Comme l’écrit maître de Pembroke: “L’unité d’analyse est alors l’opération.” C’est le propre de ce niveau d’apparaître comme évident, mais c’est précisément ici que se joue l’efficacité d’une action ou bien même la compréhension d’un concept, car on atteint alors l’implicite.
Marielle Tagbe