Créée en 1953 par Pierre Probst, Caroline, personnage éponyme de la célèbre série d’albums jeunesse, a beaucoup à nous dire de son époque et des multiples mutations sociologiques, sociétales, politiques qui traversent celle-ci, explique Christophe Meunier, docteur en géographie et formateur en histoire-géographie, dans Caroline, héroïne des Trente glorieuses. Dans cet essai stimulant, l’auteur rappelle qu’on aurait tort de négliger la portée des albums pour enfants, eux qui constituent très souvent une « première entrée en littérature, mais aussi, d’une certaine manière en géographie », et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit de Caroline, personnage toujours en mouvement qui « construit son identité » sur les loisirs et les voyages, activités en essor, emblématiques de cette période de forte croissance économique et d’augmentation du niveau de vie. L’ouvrage, documenté avec précision, passionnant dans ses analyses et son appareil iconographique, nous montre tout le parti à tirer d’un décryptage des aventures de son héroïne, formidable outil didactique pour comprendre une époque…
Caroline et Martine : le visage bifrons d’une même époque
Nées à un an d’intervalle, 1953 et 1954, Caroline et Martine ont accompagné la jeunesse des baby-boomers, cette génération née entre 1943 et 1965 qui a vu l’avènement de la société de consommation, et avec elle la multiplication des collections d’albums pour enfants, nouveau marché éditorial florissant.
Bien que presque jumelles, les deux fillettes se distinguent néanmoins à de nombreux égards, notamment sociologiques, et donnent à voir un pays en pleine évolution, tiraillé entre tradition et idéal conservateur, incarnés par Martine, et modernité et mouvement émancipateur, incarnés par Caroline.
Ainsi Martine appartient-elle à une bourgeoisie favorisée adepte de progrès technologiques, et friande d’électro ménager dernier cri. Mais elle est aussi une petite fille très féminine, sage et obéissante ; ancrée dans un schéma familial et genré encore très conservateur, elle n’envisage pas d’autre avenir que celui de mère au foyer. Produit de la société de consommation de son époque, elle n’en est pas moins une héroïne d’avant 68 et elle incarne un passé en voie d’effacement.
Caroline est, quant à elle, une « petite fille de Français moyen », elle ne connaît pas de difficulté financière, mais vit dans ce qui ressemble à un pavillon de banlieue et voyage en 2nde classe. Toujours vêtue d’une salopette rouge « roulottée en bas des jambes à la manière des ouvrières ou employées agricoles », elle choisit ses tenues, le plus souvent unisexes, pour leur praticité. Passant allégrement de cheffe de bande à cheffe de chantier, elle incarne une forme de féminité moderne et d’émancipation, annonciatrice des revendications féministes.
A ces deux univers différents correspondent deux modalités de lecture et esthétiques différentes. Dans la série « Martine », un soin tout particulier, presque pictural, est accordé aux illustrations par le dessinateur Marcel Marlier qui « enlumine ses histoires et ses personnages d’une lumière immanente », mais le rapport textes et dessins est plutôt statique et le regard a peu besoin de se déplacer. A contrario dans les albums « Caroline », les planches se présentent comme de « vastes rebus », et la mise en page, dynamique, à l’image du personnage éponyme, oblige à une activité de lecture plus complexe. Se dessine un rapport à la lecture plus moderne qui tend davantage à faire des enfants de véritables sujets-lecteurices.
Une « série géographe » : Caroline et le goût du voyage
Les années 54 à 75 voient augmenter de 19,5 % à 37 % les classes moyennes salariées. A la « démocratie des petits propriétaires », à laquelle appartient Martine, qui tend à imiter le mode de vie de la grande bourgeoisie, succède une « démocratie des salariés » à laquelle appartient Caroline qui aspire, elle, à imiter le mode de vie des cadres.
Cette classe sociale en expansion « s’éveille dans un monde qui rapetisse », pour reprendre les mots de J.F Sirinelli dans Les baby-boomers. Une génération 1945-1969, et se caractérise par un désir de voyage. Les albums multiplient les récits de déplacement, en automobile, désormais symbole accessible d’ascension sociale et de liberté, en train, en bateau… témoignant d’un tourisme de masse « qui s’ouvre à partir des années 50 pour les classes moyennes » et qui sacrifie à la société de consommation « portée par un capitalisme globalisé ». Ainsi Caroline découvre-t-elle la mer, comme « en 1964, un vacancier sur 3 ou 4 en moyenne », et bientôt même la montagne. Son champ de déplacement s’élargit au fur et à mesure, notamment en 1960 dans Caroline en Europe, album aux « intentions éducatives et pédagogiques », qui se donne pour mission d’ « expliquer le fait européen », et de « construire dans l’esprit des enfants cette nouvelle idée d’Europe unie dans laquelle ils seront amenés à vivre, à voyager et à échanger ».
Les albums témoignent aussi de la « massification de la villégiature » qui caractérise les Trente Glorieuses, période durant laquelle les classes moyennes accèdent à la maison secondaire. Si la campagne apparait aux yeux de Caroline, la citadine, comme un refuge, un album comme Caroline à la ferme, la montre aussi en mutation, cessant « d’être un ilot familial », elle devient « une entreprise rurale ». Témoin de cette ambivalence entre « retour à une France immuable » et « espace de mutation » frappé par « les débuts de la mondialisation, les effets du marché et le consumérisme ».
Caroline confrontée aux enjeux géopolitiques de son époque
Si Caroline témoigne peu de l’accélération des revendications de la jeunesse qui émergent dans les années 60, on y trouve toutefois en filigrane présents certains des enjeux géopolitiques majeurs des Trente Glorieuses. Quelques coups de patte au bloc communiste, dans L’automobile de Caroline en 1957, ou dans Caroline sur la lune en 1965, une « représentation fantasmée de la Russie d’avant la révolution soviétique après la chute du mur » dans Caroline en Russie en 1992… La série apparait bien à plusieurs reprises, discrètement mais assez nettement, comme l’« instrument de propagande capitaliste » d’une maison d’édition qui ne cache pas sa « proximité et sa sympathie avec les valeurs américaines ».
De 1953 à 1966, la série se construit par ailleurs dans un contexte de décolonisation, et alors que la littérature jeunesse montre très rarement celle-ci, Caroline déroge à cette règle au travers de deux albums, Le Voyage de Caroline en 1954, et Caroline aux Indes en 1955. Le pluriel utilisé dans les deux albums pour parler de l’Inde n’a rien d’anodin ; il renvoie en effet à une appellation qui n’a plus cours depuis 1947, date d’indépendance de l’Union indienne, et ses connotations colonialistes sont indiscutables. Le second met, de plus, en scène Caroline portant secours au fils du maharadjah disparu dans la jungle, métaphore à peine voilée des bienfaits du protectorat et de la colonisation. Le voyage de Caroline met en scène, quant à lui, les seuls hommes noirs de la série ; qualifiés de « sauvages », ils apparaissent « forcément naïfs et peureux » conformément aux stéréotypes des plus racistes traditionnels. Cet album, qui ne sera pas réédité – on le comprend ! – n’est pas sans rappeler le regard porté sur le monde africain par Hergé dans Tintin au Congo et pour boucler la boucle, d’une manière moins violente peut-être, mais tout aussi tendancieuse, celui porté par Gilbert Delahaye sur « Cacao », la poupée noire de Martine …
Encore édités aujourd’hui, les albums Caroline, sont « la preuve qu’une série pour enfants peut représenter à la perfection l’esprit de toute une époque » et constituent un « objet pour les études sociales, historiques ou géographiques » passionnant pour les enseignant.es. Sans doute le monde de Caroline est-il aujourd’hui d’un autre temps, mais cette intrépide et aventureuse « héroïne de la Nouvelle Vague » reste toutefois un des premiers personnages féminins libres de la littérature jeunesse, et à ce titre on lui doit beaucoup…
Claire Berest
Caroline, héroïne des Trente Glorieuses, Christophe Meunier. Sur le site de la maison d’édition Presses universitaires François Rabelais.