On connaissait l’étude de l’espace scolaire que représente la cour de récréation en fonction du genre. Julie Duval, chercheuse en géographie et en sciences de l’éducation, s’intéresse aux spatialités dans la cour de récréation, mais pas seulement en fonction du genre, mais aussi en fonction de l’âge, la classe, la situation de handicap, le milieu social… Et pour ce faire, la chercheuse, ancienne professeure des écoles, donne la parole aux enfants. Elle répond aux questions du Café pédagogique.
Comment la catégorie du genre influence-t-elle les usages des espaces scolaires par les élèves ?
Des géographes proches des sciences de l’éducation – ou inversement – ont étudié avant moi l’influence du genre dans les usages des espaces scolaires. Muriel Monnard utilise l’axe critique de la justice spatiale, Edith Maruejouls mène ce qu’elle nomme des missions d’immersion dans les écoles qui aboutissent à la formulation de règles et d’aménagements. Ma démarche s’éloigne de ce cadre théorique et de ces objectifs normatifs. Enseignante spécialisée, je ne peux voir la norme que comme un obstacle. Il me semble que l’école tournée vers un élève prototypique, dont on suppose qu’il atteindra telle compétence à tel âge, est un leurre. Si l’on veut penser une école pour toutes et tous – qui irait un peu plus loin que « l’école pour tous » – il me semble qu’il faille être attentif à toutes les assignations catégorielles qui s’exercent à l’école et pas seulement à celles du genre – l’âge, la classe, la situation de handicap, le milieu social, etc.… – et ce dans une perspective intersectionnelle.
Cela dit, la question du genre reste prégnante ! Mais j’essaie de ne pas faire mon terrain avec cette question spécifique en tête, au contraire. J’écoute avant tout ce que les enfants ont à dire de leurs usages, après un petit exercice qui les invite à y prêter attention. J’observe donc les trajectoires tracées par les enfants et je les mets en lien avec les entretiens collectifs. Il se trouve que la question du genre ressort, bien entendu, mais d’une manière un peu différente. Sur la question du genre, la démarche permet de mettre en exergue ce qui sort de la répartition ordinairement décrite – les filles en périphéries, statiques, et les garçons très mobiles au milieu – et surtout, ce qui ressort, ce sont les représentations, associées au genre, que les enfants ont intégrées. Un bon nombre de filles se sont étonnées par exemple d’être très mobiles, y compris en occupant les périphéries, persuadées qu’elles étaient statiques. Ma démarche tente de court-circuiter l’influence de ces représentations dans les discours que les enfants peuvent porter sur leurs spatialités.
Quels sont les modes d’appropriation et de subversion des espaces scolaires par les enfants que vous avez observés ?
Les enfants semblent toujours parvenir à faire des lieux autre chose que ce à quoi ils sont destinés. Sur l’un de mes terrains par exemple, dont la cour est très épurée et quasiment 100% béton, avec un seul arbre, un groupe d’enfants est parvenu à transformer une simple anfractuosité en mur d’escalade. Les rampes des escaliers, en béton elles aussi, deviennent des chaises longues. Les dessous d’escaliers des cabanes. Ça n’a l’air de rien, mais lorsque l’on regarde le programme architectural, l’escalier qui avait pour objectif de faciliter la circulation en sécurité des enfants qui peuvent être vus de partout puisqu’il se trouve au centre du bâtiment devient là un espace pour stationner et se cacher. Outre l’échec du dispositif, c’est à dire de cette rampe qui, plutôt qu’elle ne facilite la circulation, la contraint énormément sur un petit espace, les enfants l’ont totalement renversée en termes d’usages. Ils utilisent les espaces pour y déployer leurs propres mondes et ce faisant, subvertissent les intentions qui avaient présidé à l’aménagement des lieux. Il me semble que prêter attention à ces subversions est plus fondamental que l’adjonction de règles dans un espace déjà très normé et dont les enfants font la preuve qu’ils sont capables et même parfois parviennent à manifester qu’il leur est nécessaire de s’en affranchir, qu’ils maîtrisent ou non les attendus du « bon élève ».
Selon vous certaines catégories ont des effets significatifs sur l’appropriation de l’espace par les élèves. Comment influencent-elles les comportements des élèves ?
La catégorie la plus déterminante des circulations telles que je les ai observées est la classe. La classe est une assignation catégorielle. Parce que l’on est né à telle date, il nous faut nous identifier à telle classe, apprendre les correspondances graphophonologiques dans tel ordre, etc… Je crois que c’est la raison pour laquelle je suis devenue enseignante spécialisée : mes premières années d’enseignement m’ont montrées à quel point les besoins des enfants nés entre janvier et décembre d’une année, depuis la maternelle jusqu’au collège, sont divers. Le fait est que la classe est structurante, construit une hiérarchie. En grande section on est le grand de la cour, l’année suivante on devient le plus petit dans la cour des grands, on investit un espace déjà pétri d’usage dans lequel il faut trouver sa place. Mais c’est une catégorie qui est tellement incorporée qu’elle est assez peu interrogée en élémentaire. La multiplication de dispositifs ou les systèmes d’option au lycée changent un peu la donne. Certains enfants parviennent à faire passer leurs besoins avant cette assignation, mais ils déploient, pour ce faire, des stratégies assez poussées pour que ça « passe » aux yeux des copains. Les classes renvoient aux classes de niveau, mais aussi aux dispositifs d’appui à la scolarisation qui sont souvent assimilés à des classes ou a minima, supposent des fréquentations d’espaces qui opèrent une inévitable forme de ségrégation puisque ce sont des espaces qui ne peuvent pas ou ne sont pas fréquentés par les autres élèves.
Quelles seraient alors les meilleures pratiques pour créer un environnement scolaire qui permettrait aux enfants de s’approprier l’espace de manière plus libre et égalitaire ?
On parle beaucoup de co-construction, de participation des acteurs, mais dans les faits, rares sont les projets, dans l’école publique, qui laissent une part importante à l’écoute des enfants et à leur participation effective. Dans la démarche de Maruejouls par exemple, les enfants ont droit à une sensibilisation au sujet avant l’édiction de règles négociées entre les adultes. Lors des travaux de rénovation du bâti menés dans les écoles, il est courant que les élèves bénéficient d’ateliers, mais les adultes visent à ce que les enfants comprennent le projet plus qu’ils n’y participent activement. En architecture en général, les projets réellement participatifs sont rares. La démarche de Patrick Bouchain à cet égard me paraît salvatrice, parce qu’elle permet de renverser un peu le rapport de pouvoir, d’autant plus lorsque l’on s’adresse à de futures générations pour lesquelles nous, nos parents, nos grands-parents… avons modelé un drôle de monde que nous n’aurons que peu à subir.
C’est assez rare de donner la parole aux enfants dans un travail de recherche. Pourquoi ce choix ?
De nombreux travaux cherchent à donner la parole aux enfants, mais d’une manière qui moi, ne me convient pas. La parole des enfants est façonnée par les adultes. Je ne prétends pas pouvoir écouter les enfants mieux que personne. J’ai juste tenté d’être attentive à ce problème, et tenté de proposer une démarche qui permette de faire un écart. Il y a encore beaucoup à faire, mais peut-être aussi que la meilleure façon de donner la parole aux enfants c’est de la leur donner un peu plus et surtout qu’elle ait un impact ! On est loin de la question de l’enfant roi, ou d’une forme de baisse d’exigence. Au contraire. Confier la parole ET l’action aux enfants, leur permettre d’être responsables sans présupposer leur ignorance ou leur incapacité c’est très exigeant, pour eux comme pour nous. Donc dans ma démarche, j’ai confié pas mal de choses aux enfants, et je les ai pris sur la pause méridienne parce que c’est un usage des espaces scolaires qui n’est pas sous la surveillance des professeurs, et même pas, en élémentaire, sous la responsabilité de l’EN puisque ce sont les collectivités qui sont en charge. J’ai essayé comme ça de m’éloigner autant qu’il est possible et tout en étant à l’école, d’une production de parole modélisée par les enseignants, même si je me suis appuyée sur leur connaissance des enfants et que je les ai, eux aussi, écoutés lorsque c’était possible. Certains sont très en demande de ce type de démarches, moins surplombantes, qui engagent les enfants et permettent d’adopter une posture plus confortable, plus ouverte, plus réciproque, qui permet de répondre aux besoins des enfants comme, au fond, à ceux des adultes. Et puis cela reste une manière concrète de travailler les enjeux de l’EMC.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda