Dans son dernier livre, « Ce que l’École devrait apprendre à tous », Denis Paget, ancien responsable au Snes-FSU et membre du Conseil Supérieur des Programmes (CSP) de 2013 à 2018, estime que les enseignant·es font partie « des victimes d’une école qui va mal » et que les syndicats ont un rôle majeur à jouer pour trouver « collectivement les meilleures issues possibles ». Et cela passe par reconnaitre les « deux processus majeurs qui devraient être au cœur des fonctions scolaires : le processus de formation de la personne et le processus de socialisation » selon lui. Des finalités qui imposent de repenser l’École et de former « vraiment les enseignants et les personnels d’éducation et d’orientation ». « Ce ne peut être fait qu’en sortant l’école du calendrier politique et en impliquant tous les acteurs sur le long terme, celui des 15 ans de scolarisation d’un élève et pas du quinquennat d’un Président », explique-t-il. Il répond aux questions du Café pédagogique.
Vous évoquez la nécessité de la culture de la controverse dans la pratique syndicale, qu’est-ce que cela signifie?
L’école française aujourd’hui plus que jamais se trouve devant des défis considérables. La promesse républicaine d’une école qui fait réussir tous les élèves, quelles que soient leurs origines, non seulement n’est pas tenue, mais régresse malgré la généralisation d’une scolarité de longue durée. Loin de profiter d’un gros potentiel de personnels très diplômés pour concevoir une école capable de surmonter ses problèmes, les divers ministres de l’Éducation depuis longtemps se contentent d’empiler des couches de réformes plus ou moins structurelles décidées d’en haut en oubliant l’essentiel . Un, quand on scolarise des générations entières jusqu’à 18 ans aujourd’hui, on ne peut se contenter d’enseigner les mêmes savoirs, avec les mêmes découpages et cloisonnements disciplinaires qu’au siècle dernier. Deux, on ne peut non plus ignorer que l’éducation nationale n’est plus l’instruction publique et qu’elle exige entente et partage sur l’éducation des jeunes avec des familles dont la forme a également profondément changé. Trois, on ne peut ignorer enfin que les méthodes pédagogiques qui convenaient à une minorité ne peuvent plus être les mêmes avec la totalité d’une génération destinée au baccalauréat.
Je propose que tout cela soit débattu d’abord entre et avec les personnels de l’éducation. Cela doit être plus au cœur du syndicalisme enseignant pour que cela se diffuse aussi dans le cadre institutionnel. C’est ce que j’appelle une culture de la controverse. Car ce que je viens d’énumérer ne fait pas forcément consensus. Les conseils pédagogiques pourraient être un des lieux de débat, à condition de les faire présider par une personne élue par ses pairs et non pas par la hiérarchie. Mais les élèves et les familles ont aussi leur mot à dire et il faut les écouter.
Si les gouvernements ignorent tout cela, nous n’avons aucune chance de redresser la situation d’une école française qui a été organisée depuis très longtemps sur le principe cardinal d’une sélection progressive des meilleurs. Certes elle a changé de figure, mais les mécanismes de ségrégation, moins visibles, en sont pourtant redoutables. Le choix du Premier ministre aujourd’hui c’est de revenir aux formes les plus traditionnelles de la sélection : examens de passage, sanctions, redoublement imposé, séparation des élèves selon leur origine sociale et leur niveau scolaire, imposition aux enseignants de normes pédagogiques, sorties des bureaux du ministère, labellisation des manuels, uniforme pour les élèves, etc.
Selon vous les syndicats doivent se saisir de la question de l’objet social qu’est l’école, en plus de la défense des personnels. Pourquoi ?
Parce que tout cela est profondément imbriqué. Les personnels font partie des victimes d’une école qui fonctionne mal. Les prescriptions autoritaires qui descendent sur les personnels enseignants, d’éducation, d’orientation, imposant des manières de faire et des programmes infaisables, créent des malaises profonds qui expliquent en partie la chute des candidats aux concours et l’augmentation des démissions. Et les personnels ne sont pas aveugles et vivent comme des échecs personnels les problèmes d’enseignement qu’ils affrontent tous les jours, ils sont sans cesse en face de dilemmes de métier qui leur sabordent le moral. Mais si le syndicat leur propose d’en discuter collectivement pour trouver les meilleures issues ensemble, cela change la donne. Je raconte dans mon livre comment j’ai initié une réflexion sur le métier et ses pratiques dans la décennie 90 en coopération avec des équipes de recherche au SNES-FSU. Et cette pratique s’est maintenue et développée jusqu’à aujourd’hui. À mon sens cela préfigure ce que devrait être une réflexion sur les pratiques du métier d’enseignant au niveau de l’école ou de l’établissement. Mais ce n’est possible que si la hiérarchie ne s’en mêle pas… et surtout les ministres.
Vous estimez que l’école est face à des enjeux majeurs. Quels sont-ils ?
C’est l’essentiel de ce que je veux montrer dans mon dernier livre. L’injonction de nos sociétés qu’il faut être soi avant d’appartenir au tout social a conforté l’idée qu’on ne fréquente que ceux qui nous ressemblent et la prévalence de l’individu sur la société. La fragilité et les recompositions de nombreuses familles contribuent à créer des incertitudes anxiogènes pour les jeunes qui se réfugient dans une vie juvénile entre pairs et le plus souvent maintenant dans les relations créées par les réseaux. Ce n’est pas sans conséquences sur la vie scolaire, sur la relation élèves-enseignants et sur la socialisation des jeunes. Réalisons aussi à quel point le rapport au temps de l’existence a aujourd’hui évolué : études plus longues, insertion professionnelle plus tardive et plus difficile, vie en couple et premier enfant retardés, vie plus longue et retraite plus tardive, etc. Les mécanismes traditionnels de transmission des valeurs, des croyances, des cultures en sont très affectés. L’école devrait devenir un lieu majeur de transmission des réquisits de la vie sociale – incluant valeurs, sensibilité et citoyenneté, des cultures du monde et de réflexion sur ce que c’est qu’apprendre. C’est là que se construit le rapport aux autres, au travail, à l’environnement, à la vérité. L’école devrait être un lieu d’apprentissages et d’expériences de tout cela avant d’être un lieu où domine le discours professoral et l’évaluation permanente. Or l’école tisse difficilement les liens qui unissent le passé, le présent et l’avenir, l’ici et l’ailleurs, le penser et le faire tant elle est enfermée dans de vieilles logiques nationales qui ignorent la pluralité des cultures, et quantité d’autres savoirs ou langages comme celui de l’audiovisuel ou l’art d’informer et de s’informer ou la connaissance concrète des milieux urbains et naturels, etc. J’ai essayé de définir et d’articuler les deux processus majeurs qui devraient être au cœur des fonctions scolaires : le processus de formation de la personne – l’individuation, se connaître soi-même en s’éprouvant – et le processus de socialisation – s’ouvrir aux autres et se relier au monde.
Et pourquoi – comment – l’École y aurait un rôle à jouer
De telles finalités de l’école imposent de la repenser en profondeur et de former vraiment les enseignants et les personnels d’éducation et d’orientation. Ce ne peut être fait qu’en sortant l’école du calendrier politique et en impliquant tous les acteurs sur le long terme, celui des 15 ans de scolarisation d’un élève et pas du quinquennat d’un Président. L’école de la République est chargée de l’éducation des jeunes complémentairement aux familles. L’apprentissage des savoirs n’est qu’un aspect, bien sûr essentiel de sa mission, mais cet apprentissage ne peut consister en une simple transmission transformant l’élève en adeptes de la servitude volontaire. Les savoirs sont multiples, leur sélection est difficile, leur apprentissage repose aussi et surtout sur le sens qu’ils produisent dans les têtes et sur la capacité de l’école à intéresser des publics très divers. Multiplier les obstacles dans le cursus et trier les élèves ne peut que conduire à un séparatisme terrifiant. Les réactions très vives et très partagées à un tel projet doivent donner de l’espoir en faveur d’une rénovation profonde du curriculum français.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda