Le 30 avril était remis à Emmanuel Macron le rapport « Enfants et écrans, À la recherche du temps perdu ». Commandé par le politique, il a aussitôt alimenté le discours anxiogène et sécuritaire qui dénonce, souvent au mépris même du contenu du rapport, « l’addiction aux écrans chez les jeunes et les enfants », « une catastrophe sanitaire et éducative en puissance » (Gabriel Attal). Dans un tel contexte, l’’Ecole peut-elle encore faire son travail : éduquer plutôt qu’interdire, construire chez les élèves une citoyenneté active, responsable, critique, dans une société désormais numérisée ? En témoigne Marie-Caroline Missir, membre de la commission qui a élaboré le rapport et directrice générale de Réseau Canopé. Pour dépasser technophobie et technolâtrie, l’Éducation nationale se doit plus que jamais d’accompagne, de former, de fortifier ses équipes éducatives…
Vous avez participé à la commission écrans. Quel en était l’objectif ?
L’objectif assigné à cette commission par le Président de la République Emmanuel Macron était de produire un rapport synthétisant l’état des connaissances, avec un prisme large, afin d’évaluer l’impact des écrans sur nos jeunes et de déterminer les bons usages. L’idée n’était pas de faire émerger en quelques semaines un consensus scientifique sur des thèmes qui restent débattus, mais de faire ressortir, là où c’était possible, les points qui font consensus, l’état des lieux de la recherche, et de fonder là-dessus la réflexion menant aux recommandations. La méthode était basée sur une consultation très large, avec des centaines d’heures d’auditions. Au terme de ce travail, la commission a produit une liste de 29 recommandations, déclinées elles-mêmes en pistes d’actions plus opérationnelles. L’ambition du Président est de pouvoir transformer ces pistes de réflexion en mesures politiques, là où cela lui semblera opportun et réalisable. C’est l’instruction qu’il a donnée au gouvernement lors de la remise du rapport le 30 avril. Le rôle de la commission s’arrête au moment où le politique s’empare de son rapport.
Vous étiez la seule « représentante » du monde de l’éducation. C’est assez étonnant, non ? Comment l’interpréter ?
Je ne l’appréhende pas du tout comme cela. Il s’agissait d’une commission d’experts pluridisciplinaire, chargée d’examiner la question du rapport des jeunes aux écrans sous de nombreux angles, et évidemment sous l’angle sanitaire, ce qui justifie que la coprésidence de la commission ait été confiée à des médecins, Amine Benyamina et Servane Mouton. Pour ma part, j’ai été choisie en reconnaissance du rôle que joue le Réseau Canopé en matière de formation de la communauté éducative, et particulièrement de ses compétences sur le numérique éducatif ou la coéducation. Par ailleurs, nous avons collectivement mené de nombreuses auditions de personnalités représentant l’institution scolaire : la direction générale de l’enseignement scolaire, la direction du numérique éducatif, les élus des fédérations de parents d’élèves, les syndicats d’enseignants… Nous avons aussi organisé à l’Atelier Canopé de Vanves dans les Hauts-de-Seine, avec l’aide de la direction interministérielle de la transformation publique, un hackathon réunissant des élèves de trois classes de collèges des Académies de Créteil et Versailles, avec leurs professeurs, pour que soit entendue la voix des jeunes. Dans les premiers jours de l’installation de la commission, nous sommes allés à la rencontre des élèves, parents d’élèves, et jeunes élus du conseil de vie lycéenne au Lycée Camille Sée, à Paris, pour avoir une discussion ouverte. J’ai été frappée à cette occasion de la grande lucidité de ces jeunes sur leur rapport aux écrans. Ils sont très au fait des risques potentiels, en demande d’être accompagnés, de disposer d’un cadre, et bien sûr très attachés à ces outils de socialisation. Ils sont aussi conscients de la valeur pédagogique potentielle des écrans, et de la difficulté à faire les bons choix. Dès le départ, l’école a été très centrale dans toute la réflexion de la commission.
La place des écrans à l’école cristallise les tensions. En tant que directrice générale du réseau Canopé, vous portez l’idée de la nécessaire éducation au numérique. En quoi est-ce important?
En effet, la question de la place des écrans à l’école est celle qui a été la plus vivement débattue au sein de la commission. Parce que l’école concentre tout à la fois les attentes de notre société quant à l’éducation des enfants, comme ses peurs face à la place croissante des écrans dans leurs vies. Et parce qu’elle est le lieu de construction de la personnalité et de l’esprit critique de ces élèves, pour les aider à devenir de futurs citoyens éclairés. Mais c’est aussi la question qui a fait l’objet du compromis le plus mûrement réfléchi et, je l’espère, le plus équilibré. La réflexion visait à concilier les enjeux absolument indispensables de formation à un usage choisi et éclairé du numérique à l’école, de l’élémentaire au lycée, à ceux tout aussi importants de la prise en compte de l’impact de l’écran sur la santé, sur l’environnement. Notre réponse reposait sur deux piliers : progressivité et cohérence. Cohérence, pour que le message porté par l’école soit clair et compris par les familles en matière de place du numérique à l’école, et que l’accent soit mis sur les usages pédagogiques et leur accompagnement. C’est le rôle de Réseau Canopé. Progressivité, avec la définition de bornes d’âge claires pour soutenir les parents et les éducateurs et susciter un dialogue avec leurs enfants sur le numérique – pas d’écran avant 3 ans, et un accès limité à des contenus éducatifs de qualité et en présence d’un adulte jusqu’à 6 ans. Dans ce contexte, le rapport plaide pour un équilibre qui ne fragilise pas le numérique éducatif, mais le renforce. L’école est le lieu où il est possible de reprendre le contrôle sur des usages incontrôlés, d’accompagner et surtout d’éduquer nos enfants.
Éduquer au numérique est-il très différent d’éduquer par le numérique?
Dans les deux cas de figure, le numérique est un moyen, pas une fin en soi. C’est ainsi que nous l’envisageons chez Réseau Canopé. Une application éducative développée par une edtech, un logiciel, un tableau interactif, une tablette, ce sont des outils qui à l’école doivent être mis au service d’une seule cause : faire progresser et réussir tous les élèves. Nous le disons en préambule du rapport remis au Président de la République : la technologie a la capacité d’émanciper les enfants. C’est dans ce but que nous formons les enseignants, y compris aux débouchés et applications les plus récents de la technologie comme les IA génératives par exemple, qui peuvent être de très précieux “assistants pédagogiques”. Le numérique éducatif représente un atout formidable, particulièrement en France où nous disposons d’une filière edtech très dynamique, très créative, et particulièrement sensibilisée aux enjeux du numérique responsable et éthique. Le rapport met bien ces questions en lumière.
Finalement, quelle place de l’école dans tout ce débat, ô combien capital dans une société de plus en plus numérique ?
Elle est centrale. Et quand nous pensons à l’école, nous pensons à la communauté éducative au sens large, qui inclut les parents. La Ministre Nicole Belloubet l’a bien souligné, il est absurde de penser que la société future se fera sans le numérique. L’école doit accompagner de manière critique ce mouvement, fournir les outils pour une utilisation rationnelle et proportionnée du numérique à l’école, cette approche cohérente et progressive dont a parlé la commission. Le numérique n’est pas seulement une vague que l’on subit, c’est une opportunité dont il faut prendre la mesure et qu’il faut accompagner.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda et Jean-Michel Le Baut
Analyse de Bruno Devauchelle dans Le Café pédagogique
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