Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
La toute-puissance réside dans l’illusion que tout est possible. Elle résulte de la libération de l’énergie vitale pulsionnelle brute, sans le filtre, ni le frein de la réflexion. Elle se manifeste dans le rapport à soi-même par un sentiment d’invulnérabilité qui engendre les conduites à risques, le déni du danger et le refus des limites.
Dans le rapport à autrui, elle prend la forme de la provocation, de la domination, de la violence et du harcèlement, ainsi que par le rejet et la transgression des règles et des interdits. La toute-puissance peut aussi être passive, au moyen de l’inertie, ou à l’inverse, se traduire dans l’hyperactivité en se mêlant de tout.
L’individu ne pouvant assumer ni l’altérité, ni l’altération dans ses rapports à la réalité et aux autres, organise une relation de domination totalitaire.
La toute-puissance guette tous les humains : enfants, adolescent et adultes. Un individu un système, une organisation, un dispositif, un mode de pensée est dans un rapport de toute-puissance quand il ne peut ni énoncer et assumer ses propres limites, ni accepter les contradictions. On est aussi dans la toute-puissance quand on pense que ce que l’on observe d’un comportement traduit le tout de la réalité d’autrui. Il y a encore rapport de toute-puissance, quand les places et les rôles asymétriques et de domination ne peuvent être identifiés, différenciés, et inversés.
L’alternative à la toute-puissance, n’est pas l’impuissance, mais la mesure et la lucidité. Ces aptitudes résultent de la capacité de jugement critique dans l’exercice d’un pouvoir d’agir en phase avec la réalité.
La dynamique de la toute-puissance
L’illusion de toute-puissance protège des atteintes de la frustration et du doute. Elle procure à l’individu un formidable sentiment d’exister dans les rapports de force et par le pouvoir d’imposer sa volonté. Elle ne prend en compte la vulnérabilité d’autrui qu’en vue de sa domination et à son asservissement. Elle est une quête insatiable de toujours plus, afin de se sentir exister, en tentant de se convaincre de son invulnérabilité.
La toute-puissance s’auto-alimente dans une escalade sans issue. Le refus de la domination met la personne ou le système face à l’inacceptable d’une résistance. Cela provoque un acharnement à briser toute volonté d’autrui, en tentant de porter atteinte au plus intime de son être.
La toute-puissance traduit en creux une quête d’assouvissement et de comblement du manque. Elle témoigne d’une impuissance à agir en tenant compte de ce que l’on ne maîtrise pas de la réalité. Le déficit de confiance en soi et d’estime de soi conduit au doute de soi et à la peur de l’effondrement dans l’impuissance. Il y a alors fuite du mal-être et refuge dans l’illusion de toute-puissance. La personne traduit son insécurité existentielle dans des attitudes, des comportements et des rapports de domination, afin de masquer sa propre vulnérabilité. Le doute de soi résulte de la conscience de sa vulnérabilité perçue comme une fragilité personnelle et non comme le propre de tout être humain. Il est alors difficile pour la personne de « baisser la garde » de laisser entrevoir ou de partager ses difficultés en faisant confiance à autrui.
Les enjeux de son dépassement
Selon Winnicott, on ne peut faire l’économie de l’expérience de la toute-puissance, car « …elle est la base essentielle de l’expérience de l’être ». La transformation de la pulsion destructrice en capacité de création dépend chez l’être humain du passage par l’illusion de la toute-puissance, puis de son dépassement dans le travail de désillusionnement.
La toute-puissance est la forme première d’expression de l’énergie pulsionnelle. Elle est à la base de ce qui constitue l’humain comme « être de désir ». Elle se manifeste par la violence auto ou hétéro destructrice, telles l’avidité du nourrisson et sa rage quand il n’obtient pas une satisfaction immédiate à ses besoins. L’expression spontanée dans la destructivité se transforme progressivement en créativité par la confrontation à la réalité. Cette confrontation à la réalité demande d’accepter les frustrations et le douloureux vécu de l’incomplétude.
C’est grâce au plaisir du jeu et du « pour semblant » que l’enfant apprivoise progressivement les contraintes et les frustrations du réel. Dans le jeu, les gratifications imaginaires viennent provisoirement compenser les frustrations d’une réalité atténuée par le provisoire de l’espace du jeu. Puis, en grandissant, c’est par l’exercice du choix que l’élève apprend à renoncer à ce qui n’a pas été préféré. Une conception de l’éducation, basée sur l’expérience du renoncement par l’exercice du choix, s’oppose à celle communément répandue qui préconise d’imposer la frustration pour faire intégrer le principe de réalité, et par là, la soumission aux règles sociales.
Le dépassement de l’illusion de toute-puissance est de plus en plus difficile à mettre en œuvre chez un élève, quand il n’a pas pu être mis au travail dès le plus jeune âge. La toute-puissance impacte alors tous les aspects de la vie. Elle se constate dans les différentes formes de destructivité, de pouvoirs et de rapports de force de la tyrannie, qu’elle soit domestique, managériale ou d’État.
Les parents, les enseignants, face à la nécessité de faire accepter la règle et la frustration, ont tendance à renforcer la rigueur des contraintes. Mais, du fait de l’intervention de l’adulte, l’enfant ou l’élève n’affecte pas la frustration à la situation émanant de la réalité, mais à l’intention de l’adulte qu’il vit comme malveillante parce que ne prenant pas en compte ce qu’il ressent. La contention et la répression sont nécessaires à l’affirmation de l’interdit de toute-puissance.
Mais, c’est par l’accompagnement et la mise en mots de l’expression émotionnelle de l’énergie vitale dans les moments d’action commune, que l’on peut permettre à un enfant ou un adolescent de comprendre, d’apprivoiser et à maîtriser l’énergie pulsionnelle qui le traverse.
Ce serait quoi le travail de désillusionnement de l’Institution Éducation Nationale ?
C’est une reconversion complète. Si l’Éducation Nationale ne fait pas cette reconversion, elle va devenir de plus en plus un outil d‘asservissement au service de l’argent, comme toutes les institutions d’Etat, parce qu’elle repose sur une illusion ou un mensonge, qui est que l’enseignement n’est pas l’éducation.
En revanche, l’enseignement est indispensable à l’éducation, mais n’est qu’un fragment d’éducation. Il est le fragment de l’éducation dans le rapport au savoir. Mais le rapport aux autres n’est pas mis au travail. C’est d’ailleurs, toute l’articulation du Soi et du Nous que le congrès de la FNAREN va aborder en juin, qui est un thème absolument immense.
Donc, se désillusionner pour l’Éducation Nationale, c’est reprendre la question « qu’est-ce que c’est un humain ? » et « est-ce que notre institution est au service de l’humain ou fabrique-t-elle les agents d’un système ? » Fabriquer les agents d’un système, c’est fabriquer des gens soumis au système, ce n’est pas permettre à des humains d’être soi avec leur potentiel. Edgar Morin dit : « Un système invalide bien plus de potentiels qu’il n’en met au travail », car il n’utilise que ce qui lui est nécessaire à la survie du système. C’est en ce sens que l’Education Nationale en tant qu’institution est soit dans l’illusion, soit dans le mensonge d’une émancipation.
Comment travailler la toute-puissance de l’enfant avec les parents ?
Approcher la question de la toute-puissance, c’est entrer dans l’intimité du travail relationnel de l’éducation. D’ailleurs, ce n’est pas seulement le problème de l’enseignant, c’est le problème de tout humain. Quand j’aborde une question d’éducation avec mes amis, j’ai toutes les chances de me fâcher, car ils m’attribueront une espèce d’intrusion dans leur vie. Ils pensent souvent que l’éducation qui les a construits, c’est l’éducation. Sauf que c’est leur éducation, et pas l’éducation.
Donc, il n’y a rien à faire ?
Pas du tout. Mais le problème, c’est qu’on n’apprend pas aux enseignants à parler aux parents justement de l’objet commun qu’est l’enfant en train de grandir. Les enseignants ont tendance à faire la leçon aux parents, alors que les parents eux ont tendance à penser que les enseignants doivent exécuter leur mode d’éducation. C’est là où l’enseignement n’est pas l’éducation, et c’est là où il faut apprendre à coopérer sur un terrain extrêmement difficile : travailler sur les représentations, sur les attributions et sur l’intimité.
Donc, c’est possible, mais à condition de poser comme postulat qu’on touche bien à l’intimité de ce qui construit un être vivant. Ça dépasse largement la question de la didactique et des programmes.
L’essentiel, c’est comment on articule la découverte du monde au moyen du savoir et la découverte de ce qui se construit comme être humain au moyen de l’éducation.
Que pourrais-tu dire sur la toute-puissance éventuelle de l’enseignant ?
C’est le même risque pour tous les gens qui s’adressent à des enfants. Elle s’inscrit d’abord dans le rapport adulte-enfant qui est un rapport asymétrique et dominant, et qui est en même temps un rapport nécessaire, car il ne s’agit pas que l’adulte se mette constamment au niveau de l’enfant.
Les enseignants en maternelle sont la plupart du temps extrêmement aptes à la double posture, d’une part d’asymétrie, la maîtresse étant dans un imaginaire de suppléance parentale, d’autre part, quand elle voit un enfant pleurer, elle ne reste pas debout, elle se met accroupie face à l’enfant. L’enseignant en maternelle sait très bien prendre une posture symétrique, c’est-à-dire montrer à l’enfant qu’il peut ressentir l’émotion, l’envahissement des larmes.
Dès qu’on est en élémentaire, quand l’enseignant n’a pas eu la chance d’avoir eu un petit peu de formation adaptée, ça conduit à la domination du maître face à 25-30 élèves, avec la toute-puissance du programme. C’est lui qui décide de tout ce qu’on va faire, de tout ce qu’on va apprendre.
Mais ce qui est encore plus grave, c’est que souvent, l’enseignant a peur de ne pas y arriver, et du coup, il prend une posture autoritaire : quand on a la trouille, on sème souvent la crainte. Et pourtant, notre premier outil, c’est cette peur, c’est-à-dire la vulnérabilité : la nôtre et celle des élèves, qu’il nous faut accueillir positivement.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain