Dans le film documentaire, » Nos vies adultes », Alexandre Hilaire, est revenu dans son lycée professionnel dans lequel, lycéen, il avait tourné un premier film amateur à la fin des années 90. Il nous livre aujourd’hui un portrait en facettes multiples de son rapport à l’institution et de ses acteurs.
Bonjour Alexandre Hilaire. Votre film «Nos vies adultes » est plutôt un moment singulier dans votre carrière ?
J’ai déjà fait une dizaine de documentaires pour la télévision, beaucoup de films sur le cinéma. Là on va dire que c’est un peu le premier documentaire personnel. Je n’ai pas de formation initiale dans le cinéma. J’ai arrêté mes études après mon BEP électronique. En fait, j’ai été initié au montage par un prof de Segpa, en 4e . Ça me plaisait alors de manipuler des images, et j’avais des idées de fictions. Donc très vite j’ai eu envie de faire des films. Je précise que je ne viens pas d’une famille qui en faisait ni d’une famille aisée. On regardait des films à la télé et on allait très peu au cinéma en fait, car je viens d’ Ardèche et les salles municipales étaient un peu éloignées. Donc ma culture vient surtout des films populaires.
Comment s’est déroulé votre parcours pour arriver à faire ce documentaire alors?
En fait on m’a rallongé le cursus. Car en 3e on m’a dit « tu n’as pas le niveau pour aller en seconde générale option cinéma , tu vas faire un B.E.P électronique puis tu rattraperas plus tard la filière générale et tu pourras faire un BTS audiovisuel ». Sauf qu’en fait, je me suis aperçu en faisant ce documentaire , que dès qu’on passe la barrière du lycée professionnel , il est très difficile de rattraper la filière générale même avec une première d’adaptation [qui n’existe plus actuellement], parce que par rapport au niveau des matières générales ou aux devoirs à faire à la maison , je me suis très vite senti décalé. On est extrêmement accompagné en lycée pro, mais la vitesse des cours n’était pas la même et je me suis senti découragé. Après quelques mois j’ai quitté la première d’adaptation. J’ai alors trouvé par hasard une formation d’un an à l’IMCA, à Avignon par Pôle Emploi. Et parallèlement je continuais à faire des petits courts métrages en autoproduction. Mais dans les années 2000, cela n’avait rien à voir avec aujourd’hui, où on peut faire des films assez vite avec des téléphones portables. À cette époque, je bricolais des petits films en HI8. Et très vite j’ai fait des petits boulots pour gagner ma vie : comme ramasser des pêches, vendre des caméscopes à la FNAC… Et j’ai fini par rencontrer quelqu’un qui travaillait dans un bureau d’accueil de tournage et qui m’a accompagné, me professionnaliser on va dire, jusqu’au tournage de mon premier court métrage de fiction en 2004. Cette fiction, je l’ai faite grâce au réalisateur Cédric Kahn qui m’a présenté à un producteur. Et, j’ai tourné, il y a deux ans, un documentaire avec lui, un road-movie documentaire sur son travail pour Ciné+ et TV5 Monde (« Cédric Kahn, l’échappée »). Donc petit à petit j’ai commencé à faire à la fois de la fiction et des documentaires et j’essaie d’en survivre, car c’est un métier précaire ! Aujourd’hui je suis doublement diplômé de l’école de la FEMIS grâce à sa formation continue. À la fois de son atelier documentaire que j’ai pratiqué en 2015, atelier qui m’a permis d’avoir une réflexion sur la forme, le fond des films et qui m’a permis de raconter des choses plus personnelles ; et cette année de l’atelier scénario de la FEMIS où je poursuis un travail de long-métrage de fiction sur la filière professionnelle.
Comment s’est déroulé le tournage de « meurtres noirs », votre film amateur tourné en 1997 quand vous étiez élève en lycée professionnel ?
Déjà, c’est la découverte de l’atelier vidéo et de son matériel qui m’a donné envie. De manière très instinctive et sans trop réfléchir, je me suis dit « tiens, je vais faire un film », avec toute la naïveté qu’on peut avoir quand on a 15 ou 16 ans et sans vraiment savoir ce que cela voulait dire.
Comment avez-vous alors été perçu par les autres élèves ?
À ce moment, je ne suis pas bien perçu par tous. Bizarrement, ce sont des gens qui ne sont pas de ma classe qui vont être les comédiens. Dans ma classe, on était très dans « le truc technique et concret ». Certains sont venus m’aider à la technique comme tenir la perche pour le son. Mais je me suis vite senti en décalage, car je suis hypersensible. En fait j’ai pu verbaliser plus tard, après avoir observé les lycées pro et beaucoup lu, qu’il y a des reproductions de schémas virilistes et machistes à l’intérieur des classes, comportements dans lesquels je ne me reconnaissais pas du tout et qui m’effrayaient un petit peu. Cela est un peu dit en sous-texte dans mon documentaire.
Quand vous tournez cette fiction, vous êtes donc un peu comme un « OVNI » au sein du lycée ?
Auprès de certains élèves, oui c’est sur! Mais en fait c’est plus complexe que cela. Je suis un peu l’ovni, mais je suis aussi quelqu’un d’assez réservé. Et puis aussi , je pense que le film était un moyen d’évacuer ce que je ressentais , d’évacuer une colère, une frustration, d’avoir été placé à cet endroit-là. Parce que moi je ne me rendais pas compte. On m’avait vendu cette formation en me disant « c’est comme de la technologie » et c’est vrai que j’aime bien ça. Mais très vite il y a eu tout un jargon technique, de câblage qui me dépassait et dont je ne comprenais pas le sens. Donc entre ce qu’on m’avait vendu au collège, les matières qui ne m’accrochaient pas et les élèves pas du tout sensibles à la culture, je me suis vite senti en décalage et assez seul. Donc je pense que le fait qu’on m’ait permis de faire ce film amateur à l’époque, ça m’a donné l’occasion d’expérimenter de manière très maladroite la façon de faire un film.
Dans votre documentaire, on voit quelques extraits de « meurtres noirs »…
Oui, on pourrait dire que c’est une sorte de polar très hitcockien, avec un peu de Stephen King, dans lequel un élève meurt, puis il y a une sorte d’enquête par laquelle on découvre que c’est la prof d’anglais qui l’a tué parce qu’il avait de mauvaises notes. Pour « nos vies adultes », j’ai beaucoup travaillé avec Erica Haglund [la monteuse du documentaire]sur la matière et les rushes du film amateur, mais aussi sur les échos très inconscients de l’époque , comme les mauvaises notes…Mais le film de l’époque a vraiment été fait sans aucune analyse. Par contre , Malika Sahraoui, l’enseignante de lettres-histoire s’était beaucoup impliquée. Elle était très engagée dans la culture et nous a fait découvrir des choses inhabituelles comme le film de Ken Loach « My name is Joe ». Cela a été tout un tas de nouvelles découvertes qu’ au départ tu rejettes un peu pour rester dans le groupe, mais qui travaillent forcément de manière inconsciente. À l’époque, Malika m’a beaucoup accompagné sur l’écriture de ce film amateur. Au départ, évidemment je ne l’écoutais pas beaucoup, car j’étais pris par des choses très concrètes qui est le faire! Faire le film, tourner, diriger les comédiens, c’est cette partie « fabrication du film » qui était le centre de mon intérêt et je rejetais un peu tout ce qui était matière intellectuelle. Quand tu es adolescent, tu es pris dans des trucs… J’accompagne aussi aujourd’hui des adolescents notamment dans des classes avec option cinéma, et donc je vois bien aussi comment il est difficile de leur faire des retours sur leur film.
Effectivement, dans « nos vies adultes » on peut aussi voir une sorte d’hommage rendu à Malika.
Aujourd’hui Malika est toujours une militante de la culture et elle est toujours très impliquée avec ses élèves. Elle est très pointue sur la question théâtrale. Lors du tournage elle travaillait avec «la Comédie de Valence» et elle a fait venir des intervenants, notamment l’autrice de la pièce Pennda Diouf qu’on aperçoit en atelier dans le documentaire. Je trouvais que c’était à la fois un bel hommage, mais aussi un juste retour. J’ai travaillé durant plus de cinq ans sur « Nos vies adultes », donc forcément j’ai repéré toutes les choses qui m’intéressaient et qui me faisaient écho. Quand Malika m’a raconté que la « Comédie de Valence » faisait des interventions avant la représentation théâtrale, j’ai trouvé cela très beau. Plus généralement, j’aimerais bien me pencher davantage sur cette question de la réparation qui s’opère en lycée professionnel, quand il y a des élèves qui arrivent cassés, et que les enseignants arrivent à les réparer. C’est quelque chose que je n’avais pas perçu avant l’écriture, c’est durant les repérages que je l’ai ressenti très fortement et cela me touche forcément, car cela renvoie à mon parcours. Il y a quelque chose qu’on ne montre pas beaucoup, c’est ce travail au quotidien qui est instauré entre les élèves et certains profs de lycée professionnel.
La réalisation de « Nos vies adultes » est -elle aussi finalement une forme de réparation face à votre passage en lycée professionnel ?
Ha oui totalement ! Mais c’est aussi et surtout un moyen de donner une visibilité à des endroits qui sont peu visibles. Finalement on représente beaucoup la banlieue, mais peu les milieux ruraux qui présentent le double handicap de la relégation géographique et d’avoir des populations âgées, comme le montre l’écrivain Nicolas Mathieu dans «leurs enfants après eux ».
En fait, il y a trois événements qui sont à l’origine du projet : l’atelier documentaire de la Fémis qui m’a permis de réfléchir sur la possibilité de faire des films plus personnels, et dans lequel je me suis ressouvenu de ces images ; il y a eu un événement plus personnel qui m’a renvoyé aussi en 2018 à ma position de classe sociale, et quasiment en même temps, il y avait la série documentaire L.S.D » Bienvenue au lycée professionnel « sur France Culture sur le lycée pro. Celle-ci m’a permis de mieux comprendre que ce que j’avais ressenti en termes d’assignation, de place, de honte, de marge… Je n’étais pas le seul à l’avoir ressenti. Il ne s’agissait pas de faire un film plus personnel pour juste parler de moi. J’avais aussi besoin d’aborder des questions plus politiques. J’avais par exemple un peu supprimé de mon CV le fait que j’étais passé en lycée pro. Par ailleurs, je ne me considère pas complètement comme la transclasse, comme le dit Annie Ernaux. Comme je n’ai pas fait d’études, je ne sais pas finalement où me situer. J’ai l’impression d’être dans un No man’s land.
Votre documentaire véhicule tout à fait cette dimension politique et collective, avec notamment les plans dans lesquels on voit les enseignants en manifestation avec des banderoles syndicales.
Ça par exemple ce n’était pas prévu. Parce que le travail en écriture a commencé en 2018 et puis c’est en 2020 que j’ai rencontré les producteurs Jean-Baptiste Bonnet et Laurie Estrade. Il y avait eu la réforme Blanquer et puis la réforme Macron est arrivée au moment du tournage. Par contre on avait déjà longuement parlé des questions politiques que soulève Malika comme les heures réduites d’enseignements généraux, la seconde devenue une sorte de prépa métier. La question est aussi de savoir quelles armes on donne à ces élèves qui sont souvent issus des classes modestes. Quelles armes ont leur donne pour se défendre face à un patron ? Pour s’en sortir s’ils ne veulent pas forcément faire ce métier-là ? J’ai aussi par exemple été surpris qu’il n’y ait pas de philosophie en lycée pro. Quelle éducation on veut donner à ces enfants-là et quel monde on veut leur transmettre ? Est-ce qu’on veut juste en faire des robots ?
Comment s’est exercé le choix des « personnages » qu’on voit dans le film ?
Je fonctionne de manière très instinctive et au ressenti. Mais pour faire des documentaires, il faut beaucoup écrire et c’est peut-être aussi là que le lycée pro laisse des traces, parce que je me sens moins à l’aise dans l’écriture, dans l’argumentation… Donc pour les élèves d’aujourd’hui, j’avais remarqué Timothé avec lequel j’ai passé beaucoup de temps, à discuter, à me balader. Je trouvais son parcours intéressant et complexe, car il est à la fois très doué techniquement et beaucoup moins à l’aise dans les matières générales. Et il avait fait le choix du lycée pro. Valentin est arrivé très facilement à moi, c’est le premier qui a levé la main ! Puis forcément il me faisait particulièrement écho. On s’est choisi mutuellement. Il y a eu un travail d’un an avec eux, durant lequel je suis passé régulièrement discuter et observer durant les cours. Voir quelles situations, on pouvait choisir, filmer. Cette phase de préparation m’a beaucoup plu. J’avais un peu peur, car il y a toujours un décalage de génération, il fallait trouver la juste place. Et pour les anciens élèves, j’en ai contacté plusieurs qui ont répondu assez vite. Malheureusement, étant contraint à une durée de film, je n’ai pas pu montrer tout ce que j’aurai voulu. J’avais une matière très dense, avec beaucoup de choses à dire. Par exemple, je n’ai pas pu aborder le fait de n’être qu’entre garçons. Sur 300 élèves, il n’y a qu’une dizaine de filles dans ce lycée. Je n’ai pas non plus approfondi le fait d’être excentré. Ce sont souvent des lycées qui sont à la marge, éloignés du centre. Comme si on disait voilà, il y a le stade pour faire du foot, l’usine à côté, et l’Intermarché. Je me souviens effectivement de ce sentiment d’isolement. À l’époque, il n’y avait pas d’endroit de convivialité. On ne pouvait pas manger à l’extérieur si on ne voulait pas manger à la cantine. Le seul refuge était et est encore d’aller à l’Intermarché. On est toujours dans ces zones périphériques qui n’ouvrent pas sur un autre horizon. C’est vrai qu’il y avait cette perception d’être toujours un peu dévalorisé et mis à l’écart.
Comment ça ?
Moi le souvenir que j’ai c’est qu’on était un peu les rebuts, qu’on ne savait rien faire de notre cerveau. Il semble me souvenir qu’on appelait les élèves du lycée pro «les lépreux ». Et c’est vrai que dans un atelier d’écriture, un autre élève venant d’un lycée polyvalent m’a confirmé que les élèves du pro étaient appelés les lépreux. J’avais peur que ma mémoire soit défaillante, mais non! Donc c’est vrai que c’est assez violent, cela renvoie à des questions de confiance et d’estime de soi. On se sent inférieur. Par exemple, il y a une anecdote que Valentin m’a livrée qui était que les élèves de la voie générale se moquaient de lui parce qu’il n’avait pas de devoirs à faire à la maison. Et donc il se sentait un peu inférieur. C’est effroyable !
Merci Alexandre Hilaire
Propos recueillis par Caroline Renson
Lien pour visionner le documentaire, c’est ici