Qui n’a jamais entendu parler de la pédagogie Montessori ? Cette pédagogie initiée par Maria Montessori au début du siècle dernier a aujourd’hui le vent en poupe dans les écoles, mais aussi dans le commerce. Qui n’est jamais tombé sur un puzzle Montessori, un jeu, un livre voire même un nécessaire de ménage Montessori (des balais et une pelle à 39,90 euros…). Si certains enseignants et enseignantes de l’enseignement public la pratiquent, dans l’enseignement privé – souvent sans contrat avec l’État, ce sont des écoles qui pullulent. Des écoles dans lesquelles sont souvent scolarisé·es des enfants de classes moyennes et aisées qui font ce choix dans une stratégie de « recherche d’entre-soi social, ou d’un espace social distancié de certaines catégories sociales ». Pourtant, pour Gislain Leroy, qui a travaillé sur la question, cette pédagogie présente plusieurs limites. Le fait de s’appuyer sur les inclinations spontanées des enfants et d’attendre qu’un enfant manifeste de l’intérêt pour tel ou tel apprentissage, avant – éventuellement – d’intervenir pour appuyer son travail et son engagement est « hautement problématique », « les attitudes des enfants et leurs envies mêmes étant assez largement faites par leurs expériences sociales antérieures ». Autre limite, « la responsabilisation croissante des enfants par rapport à leur réussite scolaire ». Il répond aux questions du Café pédagogique.
Pourquoi des parents s’orientent vers des écoles privées de type « Montessori » ?
De nombreuses écoles privées dites « alternatives » ont ouvert depuis globalement le début des années 2010. Au sein de ces établissements, les écoles Montessori se taillent la part du lion. Il y en a environ 200 aujourd’hui. Pour autant, le « montessorisme » est aussi présent parfois comme un aspect parmi d’autres de la pédagogie proposée par telle ou telle école – ou crèche – dite « alternative ». Des liens entre montessorisme, bilinguisme et pédagogie de la nature peuvent par exemple être proposés.
Le choix d’une école privée Montessori est d’abord celui de ne pas aller dans l’école publique. Les parents interrogés ont des mots durs sur l’école publique ordinaire, qu’ils associent à la violence, au fait de ne pas s’ajuster à la variété des enfants – et des meilleurs en particulier, etc. Dès lors, le choix d’une école privée Montessori, comme de toute école privée, est avant tout lié à une recherche d’entre-soi social, ou d’un espace social distancié de certaines catégories sociales. Ces écoles se disant « alternatives » participent du climat actuel où l’offre privée est de plus en plus importante et diversifiée pour les populations qui peuvent y accéder, indissociable d’une légitimité décroissante de l’école publique.
D’un point de vue pédagogique, le montessorisme vend une prise en charge extrêmement ajustée à la spécificité de votre enfant. On saura s’ajuster à lui et faire en sorte que, quel que soit son idiosyncrasie propre, il pourra apprendre et progresser. Car au fond, le but de cet ajustement éducatif est bien le développement voire la maximisation des apprentissages. Il est frappant de constater que les notions de « bien-être » ou de « respect de l’enfant », et de ses « rythmes », omniprésentes dans les discours de ces écoles, ne sont jamais conçues comme pouvant entrer en concurrence avec d’ambitieux objectifs d’apprentissage.
Dès lors, en France, les familles qui fréquentent ces écoles sont des familles de milieux moyens et plutôt supérieures qui sont en mesure de payer des frais de scolarité importants et qui sont en recherche d’une scolarité distinctive. Dans les écoles Montessori que nous avons analysées, les parents enquêtés exercent notamment des professions telles que kinésithérapeute, réalisateur, indépendant réalisant des ateliers créatifs, psychomotricien, écrivain, enseignant.
La pédagogie Montessori parie sur le rythme individuel des élèves. Cela n’est-il pas une fabrique de séparatisme au sein même de la ?
Votre question permet d’aborder la question de la pédagogie Montessori en général, en dehors d’ailleurs des écoles privées Montessori. Le montessorisme a en effet prospéré aussi dans l’école maternelle publique depuis une quinzaine d’années.
J’ai souligné dans de multiples textes que les montessorismes étaient divers. La question du rôle que conserve ou pas l’enseignant, en particulier auprès des plus faibles scolairement, est pour moi une variable capitale. Cela étant, il est certain qu’un point problématique récurrent du montessorisme est le fait de s’appuyer sur les inclinations spontanées des enfants, et régulièrement d’attendre qu’un enfant manifeste de l’intérêt pour tel ou tel apprentissage, avant – éventuellement – d’intervenir pour appuyer son travail et son engagement.
Ce genre de raisonnement apparaît hautement problématique pour un sociologue. En effet, il y a corpus énorme de travaux qui montre que les attitudes des enfants et leurs envies mêmes sont assez largement faites par leurs expériences sociales antérieures. Un enfant ayant été habitué à s’intéresser aux livres ou à l’écrit dans son milieu familial aura ainsi tendance à aller davantage vers des activités de ce type. De même, l’importance des activités scolaires, que n’auront pas manqué de lui transmettre ses parents dans certains milieux privilégiés, interviendra aussi. Il saura qu’il sera valorisé par l’adulte – enseignant, parent – s’il s’adonne à ces activités. À l’inverse, lors des plages d’activités montessoriennes, des enfants moins familiers de la lecture ou des jeux éducatifs, et plus généralement de tout ce qui est scolaire, auront tendance à moins tirer profit scolairement de ces temps.
J’ai eu l’occasion d’aller dans des classes Montessori où, du fait de ces valeurs, des logiques de renforcements des inégalités sociales étaient à l’œuvre. On voyait des enfants bien situés socialement déjà intéressés par le déchiffrement en lecture à 3 ou 4 ans et au travail sur ces objectifs. La maîtresse était fière de mes les montrer comme une preuve de l’incroyable efficacité du montessorisme. Par contre, nous parlions beaucoup moins d’enfants de milieu populaire qui s’ennuyaient tout simplement lors des plages d’activité montessoriennes, errant plus ou moins dans la classe, ou s’adonnant à des activités peu rentables scolairement – s’occuper du ménage par exemple…
Vous évoquez une forme d’inversion de la responsabilité de la réussite avec une « responsabilisation croissante des enfants par rapport à leur réussite scolaire ». C’est-à-dire?
Le genre de raisonnement que nous venons d’évoquer est en effet assez dangereux, car il fait au fond reposer la matrice même de l’apprentissage, son levier, du côté des enfants, de leurs envies, plutôt que de celui de l’enseignant. Le rôle de ce dernier peut s’avérer relativisé – ce qui n’est pas sans utilité politique ; il peut par exemple y avoir davantage d’élèves par classe. Il y a par ailleurs surtout un risque d’altérisation renforcée des enfants peu intéressés a priori par les contenus scolaires. J’ai vu des enseignants montessoriens me dire : « pourquoi forcer ce type d’élèves non intéressés ? ». Si je n’approuve pas moi non plus le verbe « forcer » et ce qu’il charrie, je rappellerai quand même ici que l’idée même d’éducation suppose la croyance en une possibilité de transmission, de rencontre, entre chaque élève et les objets de savoirs. Écarter les élèves les moins intéressés a priori par les contenus scolaires c’est renoncer à une certaine vision de l’école et à ses ambitions de démocratisation, en particulier pour les enfants de milieux populaires. Ce sont des tendances en très forte croissance aujourd’hui. La réforme du « Choc » des savoirs va absolument dans le même sens.
La pédagogie Montessori dit-elle quelque chose de notre société ?
Paradoxalement, le montessorisme peut être lié à une forme de déprise éducative, nous l’avons vu, en particulier pour ce qui est des plus faibles, mais je souhaite aussi réfléchir à la question des liens entre le montessorisme et des logiques de disciplinarisation croissante dans l’enfance. Le montessorisme est aussi une pédagogie de l’attente de la conformation enfantine, par l’enfant lui-même. Nous avons changé d’époque ici aussi. On ne se contente plus d’un enfant qui obéit, mais d’un enfant qui, de lui-même, très précocement, joue son rôle d’élève, avec enthousiasme même, sans même que l’enseignant ait à l’y enjoindre. C’est là quelque chose de très fort au sein du montessorisme, l’idée selon laquelle la destinée profonde de l’enfant, sa normalité psychologique, serait, au fond, d’être élève. En présentant sa pédagogie assez largement inspirée de Montessori, Céline Alvarez évoquait dans le titre même de son ouvrage en 2016, « les lois (rien moins que) naturelles de l’enfant ». Le montessorisme est une pédagogie de l’évidence scolaire, de sa naturalisation. En somme, le montessorisme pourrait faire bon ménage avec le retour de la valorisation de la discipline et de l’« autorité », dont on sait qu’elles ont le vent en poupe aujourd’hui – l’exemple du SNU est assez éloquent… Ici aussi, il s’agit de ne pas chercher à comprendre voire d’écouter celui qui ne veut pas apprendre ou pas obéir, mais de rejeter ces attitudes comme hors de la « nature », incompréhensibles et inadmissibles.
L’application de la pédagogie Montessori est-elle à l’image des valeurs de Maria Montessori ?
Le spontanéisme psychologique évoqué ci-avant était bel et bien présent dans sa pensée, d’où par exemple les critiques que lui adressa Henri Wallon, bien plus conscient de l’importance d’autrui dans l’apprentissage de chacun. De même, sur la question des liens entre montessorisme et valorisation de la conformation scolaire, il faut bien noter qu’au sein même du courant de l’éducation nouvelle, au début du XXe siècle, ces dimensions avaient été remarquées et critiquées par des pédagogues davantage antiautoritaires, comme Neill par exemple, fondateur du célèbre pensionnat de Summerhill. Le montessorisme va bien à une époque comme la nôtre où il n’est absolument plus audible de mettre en perspective, penser ou relativiser le projet éducatif même de l’école, qui doit n’être pas questionné. Sur la valorisation de la discipline enfin, même si c’est une question complexe, il faut rappeler que pendant environ dix ans, Maria Montessori entretint des relations de forte proximité avec le fascisme italien et Mussolini. Dans ce contexte, elle évoqua régulièrement elle-même le fait que sa méthode permettait une très grande discipline des enfants.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda