Imaginez deux femmes puissantes sans attaches ni contraintes sillonnant les routes à bord d’un vieux camion et entonnant à tue-tête des airs de résistance et vous aurez une petite idée de l’aventure vagabonde, joyeuse et dure, tendre et violente, à laquelle vous convie « Fainéant.e.s », le dernier film de Karim Dridi. Depuis « Zoé la boxeuse », son premier essai, suivi de « Pigalle » et de « Bye-bye » (Prix de la Jeunesse, Cannes 1995) en passant par « Chouf » entre autres créations originales, le cinéaste porte une attention particulière aux humains vivant ‘aux bords du monde’. Nourri par sa pratique du documentaire, il réalise souvent des fictions à la lisière du réalisme, transcendé par l’intensité de ses personnages et la finesse de son style. Ici le pari est plus risqué puisqu’il s’agit de mettre en scène les ‘sans-dents ‘, ‘les moins que rien’ fustigés dans les discours des gouvernants. Et Karim Dridi, audace supplémentaire, décide avec sa coscénariste, Emma Soisson, de placer au centre de son western féminin, filmé en scope, deux héroïnes en rupture de ban traçant leur route en dehors des clous. Très loin a priori du « Thelma et Louise » de Ridley Scott [1991], et de la cavale suicidaire à bord d’une belle décapotable de deux amies fuyant la violence machiste et l’étouffoir conjugal, Nina et Djoul, à bord de leur gros véhicule au moteur fumant, rêvent de fêtes improvisées, de rencontres inattendues, et de liberté sans entraves. Même si elles en paient souvent le prix fort, nos deux amies irréductibles en rient encore.
Deux copines solidaires, routières toujours en quête d’ailleurs
Cadrée de l’intérieur d’un car de police où deux prisonnières menottées se serrent fort les mains, la vision rougeoyante et pleine de fumée d’une dispersion violente manu militari d’un squat ou d’une rave party nous laisse à voir que l’affaire est pliée et que l’ordre règne à nouveau.
De jour, libérées Nina (Faddo Jullian, présence irradiante, interprétation sidérante) et Djoul (.JU. , épatante de justesse et de précision) reprennent la route à bord du camion qui est aussi leur seule maison. Difficile de décrire les méandres d’un voyage au travers de paysages variés où les déclinaisons de la lumière éclairent les peaux tatouées, les cheveux blonds au vent de l’une, parfois attachées en une étrange façon, et la coupe crêtée ou tressée au plus serré de l’autre ; deux corps solides en tout cas de femmes robustes, avec des réflexes de défense et de protection aussi manifestes que leurs élans de tendresse à l’encontre de certains hommes de rencontre ou que leurs abandons au rythme de la musique et de la danse autour des feux d’une fête nocturne en plein champ.
Deux femmes aux petits soins pour ‘la vieille’ (Odette Simoneau) dorlotée un moment, le temps de la laisser marcher en relevant le bas de sa robe dans la mer filmée en plan large, de loin, avant sa reconduite à l’EPAD dont elle ne veut pas.
Ainsi font (et défont) nos deux héroïnes les liens provisoires qui les unissent au fil de rencontres impromptues, au gré également des boulots saisonniers (taille de vignes, par exemple) qui les sortent provisoirement d’une précarité toujours menaçante.
Nina et Djoul, des champs lumineux à la jungle des villes, un goût de liberté
Les deux amies affrontent tout avec morgue ou douceur, c’est selon. Une étreinte cueillie avec plaisir l’instant d’une nuit partagé avec un autre saisonnier, des coups donnés pour se défendre contre un garçon tentant de détrousser Nina endormie sur le trottoir d’une ville, capable de retourner la situation au point de séduire le chien et de transformer le jeune agresseur en hébergeur occasionnel.
Il est des éclats plus douloureux et tragiques dans ce road movie doux et rugueux (laissant le plus souvent la violence sociale hors-champ) : un enterrement sous la neige dans un cimetière où les quelques présents ont la tristesse grise et sans larmes, une fausse-couche et les gémissements déchirants d’une femme expliquant au garçon affolé par l’événement que cela va passer…
Il faut voir la petite communauté éphémère réunie un temps autour d’une grande table frappée en son centre de lumière blanche décider sous l’impulsion de Nina à la voix rauque et au ton charismatique d’organiser une grande fête pour rendre hommage à Gribouille qui va bientôt mourir. Même si la fiesta bruyante sonne le glas du campement où chacun a trouvé un refuge habitable.
Grâce à la maîtrise d’une mise en scène sans esbroufe, attentive aux êtres dans leur force et leur vulnérabilité, et aux atmosphères différentes qu’ils habitent, des lueurs claires de l’aube et des bruissements de la nature aux électricités nocturnes, rythmées par les compositions musicales (créées au montage pour façonner ‘le son organique’ de la fiction selon Karim Dridi), le cinéaste de « Fainéant.e.s » nous donne à voir la traversée de deux héroïnes qui n’ont rien dans l’existence que la force de leur personnalité, la puissance de leur corps, leur tendresse infinie et leur violence de résistantes à opposer aux normes sociales et aux canons de la beauté féminine. Dans la lignée du grand Ken Loach, Karim Dridi fabrique ainsi une célébration affectueuse et tendre de la sororité de deux femmes fragiles, qui se tiennent debout, en lutte quotidienne pour conquérir leur espace de liberté.
Samra Bonvoisin
« Fainéant.e.s », film de Karim Dridi – sortie le 29 mai 2024