Avril 2023. Les résultats des épreuves de spécialité des terminales, qui ont pour la première fois passé leurs écrits en mars, viennent de tomber dans mon lycée. C’est un établissement de la petite couronne parisienne, ni favorisé, ni défavorisé, mais où nombre d’élèves manifestent un intérêt marqué pour les enjeux contemporains. Pourtant – et contrairement aux SES où les résultats sont satisfaisants – en Histoire -Géographie-Géopolitique-Sciences Politiques (HGGSP), c’est la douche froide. La moyenne des deux groupes, qui rassemblent environ 50 élèves, est à 09/20. Mes collègues sont affecté·es, certain·es élèves désemparé·es par leurs résultats – les 06/20 ne sont pas rares. Nous cherchons les notes supérieures à 16 : il n’y en a quasiment pas. Une année de travail a été balayée.
Des résultats corrélés aux origines sociales des élèves
Un sondage lancé sur un réseau social le soir même me convainc rapidement que notre situation est loin d’être isolée. Dans d’autres lycées très défavorisés, la moyenne d’HGGSP descend à 08, voire 07/20 ! La corrélation entre le contexte dans lequel les élèves vivent et apprennent, et les résultats de la spécialité HGGSP semble particulièrement forte. De toute la France, les témoignages convergent : des collègues des lycées de centre-ville relayent généralement des résultats satisfaisants, voire solides, tandis que cette spécialité s’avère extrêmement difficile pour les élèves des quartiers populaires, et se solde trop souvent par des résultats bien éloignés des efforts engagés.
Or l’HGGSP a été choisie par 26% des élèves de Terminale générale en 2023. Cela en fait la 4e spécialité la plus choisie par les lycéen·nes, autant attiré·es par la possibilité de mieux comprendre l’état du monde et d’identifier les leviers permettant d’y trouver leur place – voire de le transformer – qu’hésitant·es sur leurs projets d’avenir, se rassurant avec une spécialité apparemment familière.
Mais que peut devenir l’HGGSP si ses résultats demeurent aussi médiocres ? Comment maintenir l’attractivité d’un enseignement dont la moyenne nationale officieuse est de 10/20 en 2023 – aucune donnée officielle n’ayant été publiée – dans un contexte de mise en concurrence des disciplines provoquée par la réforme du lycée ?
Relever les résultats est donc devenu un objectif explicite, distillé lors de rencontres académiques comme dans les grilles de correction de l’Inspection générale. Mais cet objectif se heurte à des difficultés multiples, qui tiennent pour une large partie à la conception même du programme et de son évaluation – et donc à la nature de la discipline – mais aussi à la réforme dont elle est le fruit.
Une spécialité largement déconnectée de la réalité scolaire des élèves
Ecrit par l’Inspection générale, dévoilé par le SNES, discuté par le CSP lors d’auditions d’enseignant·es organisés en collectifs ou en associations, travaillant dans le supérieur comme dans le secondaire, le programme d’HGGSP, a, par des arbitrages successifs largement critiqués, dessiné des contenus ambitieux mais directifs. Leur maîtrise fait appel à des prérequis dont la recherche sur le curriculum a montré le pouvoir discriminant, tant socialement que territorialement. Nombre d’acteurs et d’actrices de terrain ont alerté dès 2018 sur les risques d’un tel choix. Le Conseil Supérieur de l’Éducation s’est opposé à leur adoption.
Ces programmes reposent en outre sur des contenus trop souvent déconnectés les uns des autres, ce qui freine les mises en relation et les analogies dont les didacticien·nes soulignent pourtant le rôle central dans l’élaboration de notions par les élèves. Comment, à 17 ans, cheminer et raisonner avec aisance entre le fonctionnement du tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais comme enjeu de patrimoine, la forêt française depuis Colbert ou l’alphabétisation des femmes dans le monde depuis le XVIe siècle ? Ces « sauts de mouton » intellectuels, appréciés de celles et ceux qui, sans les conscientiser, opèrent facilement les mises en contexte des thématiques choisies, constituent une difficulté majeure pour les élèves qui doivent construire et manipuler tous ces savoirs dans un temps très court, a fortiori s’ils et elles peinent déjà à les inscrire dans un cadre intelligible.
S’y ajoute l’implicite de la Géopolitique. Au-delà de l’Histoire et de la Géographie, dont les fondements épistémologiques sont plus familiers des élèves, la problématisation des thématiques du programme s’opère en réalité par la Géopolitique, qui appelle des approches nouvelles et exigeantes. Une fois encore, la maîtrise non enseignée d’un arrière-plan global s’avère cruciale pour situer les enjeux dans l’espace comme dans le temps, et confronter les stratégies des acteurs et actrices à toutes les échelles.
Quant à la dimension des « Sciences Politiques », elle est largement usurpée ; on retrouve bien davantage les objets des Sciences Politiques – Institutions, partis, cultures et pratiques politiques – dans les programmes du Tronc commun. Cela peut être source de déception pour des élèves espérant une confrontation entre des points de vue sur des controverses contemporaines ; sans doute cela a-t-il été jugé trop inflammable dans les salles de classe. L’hypothétique partage des heures de spécialité avec les enseignant·es de SES – dont les Sciences Politiques structurent la formation– a fait long feu, combattu par les tenants d’un corporatisme vivace. Les enseignant·es d’Histoire-Géographie assurent exclusivement les heures d’HGGSP, seul·es maître·sses à bord.
Or si ces dernier·es ont pu se réjouir d’enseigner des objets d’étude renouvelés, ils et elles ont rapidement mesuré les difficultés posées par des thématiques aux fils conducteurs fuyants. La construction de démarches cohérentes, permettant de traiter des sujets d’analyse relativement larges tout en insérant logiquement les focus que sont les jalons, est chronophage. Jamais l’institution n’avait demandé aux enseignant·es d’Histoire-Géographie du lycée un travail aussi touffu, aussi complexe, aussi lourd. Cela se traduit par un véritable épuisement, l’intérêt intellectuel s’effaçant derrière la pression permanente.
Car cette maîtrise fine est indispensable pour construire des situations d’enseignement opérantes tout en essayant de préparer les élèves aux attendus de l’épreuve d’HGGSP : élaborer des problématiques pertinentes et des plans efficaces, mais aussi situer des documents et identifier les intentions de leurs autrices et auteurs.
En cette année 2024, le choix de replacer les épreuves écrites en juin a encore alourdi le travail des élèves comme des enseignant·es, qui ont traité au pas de charge la totalité du programme, sans bénéficier d’aucun allégement. Tous en sortent sur le fil, exangues. L’inquiétude est palpable dans les salles des professeur.es : la réussite à l’examen dépend largement des notes de spécialité. Il est à craindre que les échecs à venir en HGGSP renvoient une partie de la jeunesse en difficulté à son altérité, dans cette course à la performance qu’est devenue la scolarité.
Mais n’était-ce pas, finalement, l’objectif à atteindre ? N’en déplaise à l’un de ses concepteurs comme aux acteurs disciplinaires de l’Histoire-Géographie, la réforme du lycée joue parfaitement le rôle que plusieurs collectifs et organisations syndicales, forts de leur expertise, avaient entrevu dès 2018 : celui d’un filtre, au sein duquel la plupart des enseignements de spécialité – l’HGGSP en est l’illustration– servent à dessein d’impitoyables tamis.
D’ailleurs en 2019, lors des derniers arbitrages sur le programme, la thématique « Pauvreté et inégalité » a été subrepticement remplacée par une signifiante étude sur…le patrimoine. Il fallait bien faire disparaître une thématique trop critique, et donc trop émancipatrice, pour que la machine à trier fonctionne.
Servane Marzin