Dans son livre, « Une question chaude. Histoire de l’éducation sexuelle à l’école », Yves Verneuil fait le point sur cet enseignement hautement polémique aujourd’hui encore. « L’éducation à la sexualité est devenue une éducation à son corps et à sa sexualité ainsi qu’au corps de l’autre et à sa sexualité. La question du consentement et du respect du corps de l’autre est ainsi devenue primordiale », nous dit le professeur des universités en sciences de l’éducation à l’Université Lumière Lyon 2. Cela n’a pas toujours été le cas. Il répond aux questions du Café pédagogique.
Vous écrivez un livre sur l’histoire de l’éducation à la sexualité. Pourquoi un tel livre ?
L’histoire de l’éducation à la sexualité est un bon observatoire des relations entre l’école et la société. Comme toutes les « éducations à », l’éducation à la sexualité, appelée auparavant éducation sexuelle, témoigne des problèmes que la société, ou des groupes sociaux et/ou militants, souhaite voir pris en charge par l’école. Mais ce peut aussi être une démarche volontariste de la part des pouvoirs publics, éventuellement en dépit de la résistance ou de l’opposition de groupes sociaux et/ou militants. De là les objectifs se modifient. L’évolution, de ce point de vue, est intéressante. Dans le premier tiers du XXe siècle, l’éducation sexuelle à l’école, selon ses principaux partisans, doit contribuer à la lutte contre les « fléaux sociaux », comme l’alcoolisme, la tuberculose… et les maladies vénériennes. Des féministes et des néo-malthusiens lui assignent certes d’autres finalités, mais le groupe qui milite en faveur de l’éducation sexuelle le plus influent est constitué de médecins qui, tel Alfred Fournier, voient dans cette éducation essentiellement un moyen de lutter contre la syphilis.
Cent ans plus tard, l’éducation à la sexualité ne se réduit plus à cette finalité. Assurément, elle demeure un des volets de l’éducation à la santé. C’est d’ailleurs la volonté de prévenir les jeunes des dangers du Sida qui a légitimé dans les années 1990, le passage d’une une situation où, depuis 1973, l’instruction sexuelle était obligatoire – intégrée dans les programmes de sciences naturelles, mais l’éducation sexuelle facultative -, à une situation où l’éducation à la sexualité est devenue elle-même obligatoire – au départ uniquement pour les collégiens, depuis les circulaires de 1996 et de 1998, puis, depuis la loi de 2001, « dans les écoles, les collèges et les lycées à raison d’au moins trois séances annuelles et par groupes d’âge homogènes ». Mais même si l’objectif de santé publique demeure, d’autres sont apparus, voire sont devenus prioritaires.
Selon la circulaire du 30 septembre 2022, signée par le ministre Pap Ndiaye, l’éducation à la sexualité doit contribuer « à une meilleure connaissance et à un meilleur respect de soi et des autres, à la prévention des violences sexistes et sexuelles, et à la promotion de l’égalité ». En fait, l’éducation à la sexualité croise de plus en plus l’EMC.
Par ailleurs, l’histoire de l’éducation à la sexualité à l’école est aussi un bon angle de vue pour analyser les relations entre les familles et l’école.
C’est-à-dire ?
Dans le cadre familial, ce sont les parents qui, répondant ou non aux questions de leurs enfants, décident quand et pourquoi faire l’éducation sexuelle. Mais dans le cadre scolaire, d’une part c’est collectif, et d’autre part la séance peut être imposée, et on a alors un public captif. Or certains font valoir que la sexualité relève de l’intime, ou en tout cas de la sphère privée. Il ne faudrait pas croire, toutefois, que le débat sur l’éducation sexuelle à l’école correspond à la controverse sur la question de savoir si l’enfant appartient à l’État ou à la famille. Certes, des groupements dits de « défense de la famille » ont condamné, voire condamnent encore, le principe même d’une éducation sexuelle à l’école, au motif qu’une telle éducation porterait atteinte à l’autorité parentale. Cependant, en France en tout cas, même si des motifs d’intérêt général ont pu être invoqués – santé publique, promotion de valeurs, il n’a jamais été question, pour les pouvoirs publics, de mettre en place une éducation sexuelle à l’école sans tenir compte des parents d’une manière ou d’une autre. Mais toute la question est de savoir quel rôle leur donner. L’évolution a été importante aussi sur ce point. Pensez qu’au début du XXe siècle, le vice-recteur de l’académie de Paris, soit le numéro deux au ministère de l’Instruction publique, Louis Liard, répond aux médecins partisans de l’introduction de conférences à destination des grands lycéens, que, comme pour l’instruction religieuse, il faut avant tout l’autorisation des parents.
La comparaison avec l’instruction religieuse est d’ailleurs intéressante et montre que la question de l’éducation à la sexualité touche aussi à la laïcité. La circulaire de 2018 sur l’éducation à la sexualité, signée par Jean-Michel Blanquer, fait référence à la laïcité. Mais les mouvements porteurs de l’éducation sexuelle n’ont pas toujours eu la même conception de la laïcité. Un exemple, pris au début des années 1970. Le Mouvement français pour le planning familial considère que son action doit s’exercer « dans le sens d’une éducation sexuelle déculpabilisante, orientée vers la recherche d’une définition personnelle et non pas vers l’imposition de normes extérieures ». Pour sa part, le mouvement L’école des parents estime alors que si, au cours des causeries, la discussion aborde les problèmes liés à des choix philosophiques et religieux, les animateurs doivent « renvoyer les jeunes aux valeurs personnelles qu’ils se sont données ou à celles qui ont cours dans leur milieu familial ». Deux conceptions de la laïcité, aux finalités plus ou moins émancipatrices.
L’étude de l’éducation à la sexualité et de son évolution permet aussi de voir quelles sont les valeurs que porte l’école. Depuis 1996, l’éducation à la sexualité s’appuie explicitement sur des valeurs. La circulaire de 2018 stipule ainsi qu’ « il est indispensable de s’appuyer sur les valeurs laïques et humanistes pour travailler avec les élèves dans une démarche fondée sur la confiance ». Cette évolution s’inscrit dans un processus dans lequel, comme l’a noté Philippe Portier, la laïcité « s’agence désormais en un dispositif de diffusion de la valeur ».
Il reste qu’un autre intérêt de l’étude sur l’histoire de l’éducation sexuelle est de voir l’écart entre les prescriptions ministérielles et la réalité dans les établissements : de nombreux rapports ont montré que les textes officiels ne sont pas appliqués…
C’est une question socialement vive. Est-ce que cela a toujours été le cas ?
Les premières recommandations sur l’introduction de l’éducation sexuelle à l’école datent du début du XXe siècle. D’emblée, elles suscitent des polémiques. Les débats ont porté sur le principe même d’une éducation sexuelle à l’école, sur son contenu, sur l’âge auquel il faudrait la commencer, sur la question de savoir si elle doit être identique pour les filles et pour les garçons, etc. Contrairement à un lieu commun assez répandu, même si, en 1929, le pape condamne toute éducation sexuelle collective, les contestations ne proviennent pas seulement des milieux catholiques.
Mon livre retrace tous les débats que l’éducation sexuelle à l’école a pu susciter. Certains sont étonnamment récurrents. Mais aussi étonnantes que soient des continuités, on doit aussi discerner les évolutions. Aujourd’hui, toutes les grandes fédérations de parents d’élève sont favorables à l’éducation à la sexualité et acceptent son caractère obligatoire. Ce n’était pas le cas auparavant. En 1937, le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay signe avec son collège à la Santé Marc Rucart une première circulaire relative à l’éducation sexuelle – une circulaire qui a d’ailleurs été complètement oubliée et que j’ai découverte au cours de mes recherches. Cette circulaire a dû être rapportée quelques semaines après sa publication du fait de la vive opposition de la Fédération nationale des parents d’élèves des lycées et collèges.
L’évolution, assez récente, de notre société devrait aller vers une levée du tabou sur cette question. Pourquoi est-ce toujours si compliqué d’évoquer l’éducation à la sexualité ?
Un point qui m’a frappé au cours de mes recherches, c’est la constance avec laquelle nombre de personnes déclarent qu’à leurs yeux l’éducation sexuelle doit d’abord relever de la famille, voire exclusivement d’elle, tout en reconnaissant que la plupart des parents ne parviennent pas à le faire. Mais déléguer cette éducation à l’école fait souvent peur. Encore une fois, le problème est le caractère collectif, et non pas individualisé, de cette éducation dans le cadre scolaire. Nombre de parents redoutent que leur enfant ne soit pas assez mûr pour entendre ce qui va être dit à l’école. Dans la première moitié du XXe siècle – mais aussi parfois jusqu’à aujourd’hui, des détracteurs de l’éducation sexuelle à l’école ont été jusqu’à affirmer que cette éducation serait intrinsèquement perverse, car elle allait donner des idées aux enfants. L’ignorance serait gage de l’innocence. Les partisans de l’éducation sexuelle répliquaient que la perversité était au contraire de ne pas parler de sexualité, car c’est en oblitérant tout ce qui a rapport à la sexualité que l’école contribuerait à faire de la sexualité une question obsédante pour les adolescents.
Aujourd’hui, les articles de vulgarisation psychologique ont certainement fait disparaître chez beaucoup de parents l’idée que l’enfant n’aurait pas de sexualité avant l’adolescence. Mais certains parents ne parlent pas d’homosexualité à leurs enfants, et encore moins de transsexualité. Or la « lutte contre les préjugés homophobes » est inscrite dans la circulaire ministérielle de 2003 ; celle de 2018 a ajouté la lutte contre la transphobie. C’est d’ailleurs une évolution significative, quand on se souvient que, dans la première moitié du XXe siècle, les partisans de l’éducation sexuelle à l’école écrivaient souvent que cette éducation était le moyen d’éviter les « déviations sexuelles ». Encore en 1948, le rapport rédigé par l’inspecteur général Louis François, par ailleurs partisan de l’éducation nouvelle, indique que l’éducation sexuelle doit permettre de lutter contre la masturbation et éviter des « expériences malpropres qui conduisent à l’homosexualité morbide ». Il reste que des parents prétendent aujourd’hui que l’éducation à la sexualité viserait à introduire à l’école une « théorie du genre » ne pouvant manquer de déstabiliser des adolescentes et adolescents à la recherche de leur identité. Plus généralement, on a vu pendant l’été 2018 à quel point la question de l’éducation sexuelle à l’école pouvait déchaîner – via les réseaux sociaux notamment – les rumeurs les plus fantasmatiques. Le ministre Jean-Michel Blanquer a néanmoins tenu à « ne pas mettre la poussière sous le tapis » et a bien publié une circulaire sur l’éducation à la sexualité à la rentrée 2018. Il a toutefois enlevé l’école maternelle de son champ et précisé, pour l’école élémentaire qu’à ce niveau « il ne s’agit pas d’une éducation explicite à la sexualité ». Le récent projet de programme relatif à l’éducation à la sexualité élaboré par le Conseil supérieur des programmes réintègre bien l’école maternelle, mais propose, pour le cycle 1 et le cycle 2, l’appellation d’ « éducation à la vie affective et relationnelle », qui évacue le terme de « sexualité ». On voit donc bien que tous les tabous ne sont pas levés.
Mais en sens inverse, il ne faut pas négliger les évolutions. On n’en est plus à proposer aux élèves des « écorchés vifs » sans sexe ; et les programmes de SVT ont intégré la question du plaisir : l’information sexuelle n’est plus synonyme d’information sur la reproduction !
Mais finalement, qu’est-ce donc que l’éducation à la sexualité ?
Vous avez raison de suggérer que l’appellation d’éducation à la sexualité peut recouvrir des choses très différentes, de la prévention des maladies vénériennes et des grossesses non désirées à la question de l’égalité entre les sexes et les sexualités. L’éducation à la sexualité est devenue une éducation à son corps et à sa sexualité ainsi qu’au corps de l’autre et à sa sexualité. La question du consentement et du respect du corps de l’autre est ainsi devenue primordiale.
Les choix de dénomination de cette éducation sont significatifs. Deux exemples. Dans les années 1920, le Pr Pinard propose « éducation de l’instinct sexuel », ce qui correspond bien à un projet moralisateur. En 1996, le passage du vocable « éducation sexuelle » à « éducation à la sexualité » a eu pour but d’indiquer que toutes les dimensions de la sexualité seraient prises en compte.
Par ailleurs, si l’éducation à la sexualité mêle désormais éléments d’information – notamment en cours de SVT – et moments éducatifs – les trois séances annuelles dédiées selon la loi de 2001, mais aussi, normalement, une prise en compte transversale dans les différentes disciplines scolaires -, tel n’a pas toujours été le cas. Dans les années 1920, comme les milieux catholiques dénoncent dans les projets d’éducation sexuelle portés par les médecins hygiénistes un discours seulement prophylactique, qui ferait fi de toute considération morale, la Société de prophylaxie sanitaire et morale – appellation significative – met en avant un projet qui distingue trois temps : information dans le cadre des programmes de sciences naturelles, éducation morale dans le cadre du cours de philosophe et éducation prophylactique dans le cadre de conférences faites par des médecins. En 1973, la circulaire Fontanet distingue encore information sexuelle et éducation sexuelle, avec d’ailleurs pour cette dernière un contrôle de la part des parents.
Mais par-delà ces aspects de dénomination, ce qui compte, ce sont aussi les modalités. Ce n’est pas la même chose d’écouter une conférence par un médecin ou de participer à une séance au cours de laquelle les intervenants partent des questions que se posent les enfants et adolescents. Cette dernière modalité s’est imposée à partir d’expérimentations menées dans les années 1950 et 1960 – ce n’est pas « Mai 68 » qui a inventé l’éducation sexuelle ! – au risque d’ailleurs de limiter l’implication des enseignants eux-mêmes.
Aujourd’hui, l’éducation à la sexualité est obligatoire. On a vu que ce n’était pourtant pas toujours le cas. L’enseignement catholique, par exemple, semble déroger fréquemment à cette règle. Qu’en est-il ?
L’Église catholique, et donc l’enseignement catholique, ont longtemps été défiants vis-à-vis de l’éducation sexuelle à l’école. Si une éducation sexuelle doit être instituée, elle doit respecter les valeurs de l’Église concernant la sexualité. Mais l’avortement et les principes de la contraception figurent dans les programmes scolaires depuis les années 1970 et les établissements sous contrat sont tenus de les respecter comme ils sont tenus, depuis la loi Debré de 1959, de dispenser leur enseignement dans le respect total de la liberté de conscience des élèves. Après 2001, l’enseignement privé catholique a obtenu d’être dispensé de l’obligation d’organiser trois séances annuelles sur l’éducation à la sexualité – comme d’ailleurs il avait obtenu en 1977 d’être dispensé de l’obligation de mixité entre les sexes. Cela ne veut pas dire que les établissements privés catholiques ne peuvent pas organiser les séances d’éducation à la sexualité, mais dans ce cas d’une part il leur est demandé par le SGEC de se conformer aux prescriptions d’un texte qu’il a mis au point en 2010 et d’autre part il leur est recommandé de faire appel à des associations respectant les valeurs de l’Église, comme le « CLER. Amour et familles », lequel est « le seul organisme reconnu par la Conférence des évêques de France pour l’éducation affective et sexuelle ». L’enseignement catholique insiste sur l’éducation affective et non pas seulement sexuelle, avec l’idée qu’il faut lutter contre une sexualité débridée faisant fi des sentiments, afin de promouvoir une relation sur la durée.
Au nom du caractère propre des établissements, le SGEC a indiqué qu’il ne se sentait pas tenu d’appliquer la circulaire du 29 septembre 2021 qui concerne notamment la prise en charge des élèves transgenre. La presse, par ailleurs, se fait de temps en temps l’écho de séances d’éducation à la sexualité dans des établissements catholiques qui iraient dans un sens opposé au respect de l’égalité entre les sexualités. Mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt, et les établissements privés catholiques sont très divers. Certains se montrent plus soucieux d’organiser l’éducation à la sexualité que leurs voisins de l’enseignement public…
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
« Une question chaude. Histoire de l’éducation sexuelle à l’école », Yves Verneuil