Le dossier du dernier numéro de la revue de Sèvres, qui traite de l’éducation au développement durable, est éminemment politique. « Si la politique est une activité visant à l’édification du monde commun, l’éducation est une activité visant l’apprentissage du monde ; toute crise de société implique une crise de l’éducation, comme toute crise de l’éducation révèle une crise de société ; transformer la société induit de transformer l’éducation et celle-ci, selon les propos de Nelson Mandela, « est l’arme la plus puissante qu’on puisse utiliser pour changer le monde », écrit la rédaction dans son avant-propos. « L’éducation est politique », confirment les deux coordonnateurs du dossier, Angela Barthes et Jean-Marc Lange. « L’Éducation relative à l’environnement, qui a permis de prendre conscience des enjeux planétaires, a été supplantée par une politique onusienne de développement durable », explique Jean-Marc Lange, écophysiologue et professeur des universités en sciences de l’éducation et de la formation à l’université de Montpellier. « Une politique qui n’est pas synonyme d’environnement », complète sa collègue, Angela Barthes, géographe et professeure des universités en sciences de l’éducation et de la formation à l’université d’Aix-Marseille. « Le développement durable est une politique parmi d’autres destinées à poursuivre la croissance dans un monde limité. C’est une politique libérale. Les problèmes environnementaux actuels sont la conséquence de cette politique ».
La revue de Sèvres, les lecteurs et lectrices en ont souvent entendu parler dans le Café pédagogique. Une revue unique qui joue un rôle clé dans l’enrichissement des sciences de l’éducation par l’étude comparative de plusieurs systèmes scolaires. « Pour bien comprendre un système, il faut le comparer », explique Jean-Marie De Ketele, rédacteur en chef de la revue. « Cette lecture comparative au niveau international, c’est l’ADN de notre revue. Un ministre de l’Éducation nationale qui ne connait que son système d’éducation ne sera pas un bon ministre. Un chef d’établissement qui ne connait que son établissement risque de ne pas améliorer l’efficacité de son lycée. Et un enseignant qui expérimente d’autres systèmes change sa pratique et contribue au changement. Notre revue permet de voir ce qu’il se passe ailleurs, cela enrichit les analyses du système ».
Éducation au développement durable : des curricula
Pour ce numéro dédié à l’éducation au développement durable, Jean-Marc Lange rappelle que l’éducation suit les grands enjeux d’actualité. « À un moment, on comprend que le monde a des limites planétaires et que la croissance ne pourra continuer de la même manière », explique-t-il. « En 1972, lors de la première conférence de l’environnement, Indira Gandhi, alors Première ministre de l’Inde, dénonce le conflit fondamental existant entre la protection de l’environnement et l’exploitation inconsidérée des ressources humaines et planétaires, sources de pauvreté et d’inégalités. Peu après, la Norvégienne Gro Harlem remet le rapport « Notre avenir à tous » où elle définit le développement durable comme « un développement qui satisfait les besoins du présent, sans menacer la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins et qui donne la priorité absolue aux besoins des personnes les plus pauvres ». Cette définition sera intégrée par exemple dans les programmes et les manuels français et dans de nombreux pays sous une forme tronquée supprimant la dernière partie de la phrase, affaiblissant la dimension politique du rapport. Le sommet de Rio, en 1992, lance la politique onusienne du développement durable ».
Le dossier donne à voir la façon dont les curricula se sont saisis de cet objet dans différents pays : l’Inde, la Corée du Sud, le Burkina Faso, la Slovaquie, l’Iran, la Norvège, la France, le Brésil et la Suisse romande. « Nous avons volontairement choisi ces pays pour leur histoire particulière et leur rapport à cette question », justifie Jean-Marc Lange. « La Norvège est le berceau de l’idée de développement durable. On ne s’attendait pas aux résultats présentés dans l’article de David-Alexandre Wagner. On pensait que ce serait le pays modèle, mais pas du tout. Il y a une tension vive dans la société entre le rapport de la nature qui va de soi chez les Scandinaves et les contradictions profondes du développement économique de la Norvège – le pétrole par exemple. Les professeurs, au même titre que leurs concitoyens, se trouvent donc dans des tensions qu’ils ont du mal à gérer ».
D’autres pays, comme l’Inde ou le Burkina Faso, sont en transition, dans une phase de postcolonisation. Dans ces pays, on cherche à se démarquer de curriculum du colonisateur. « L’Inde, c’est la grande surprise de ce numéro », commente l’écophysiologue. « L’Inde est l’un des pays non alignés qui essaient aujourd’hui d’avoir une place politique plus importante. Cela impacte l’éducation au développement durable. Ce que propose de pays en matière d’éducation à l’environnement est plutôt aboutit ». À l’opposé, le Burkina Faso. Les tensions y sont presque insurmontables. L’impact environnemental – inondations, sècheresses et les tensions géopolitiques extrêmement fortes traversent l’éducation. Evariste Magloire Yogo montre que pourtant le pays a un véritable « potentiel » s’il s’appuyait sur les savoirs coutumiers. « Mais soumis aux ONG qui lui imposent leur mode de gestion de la question environnementale et toutes ces tensions, le monde de l’éducation a du mal à trouver son équilibre ».
Repenser les finalités de l’éducation
Angela Barthes rappelle que l’environnement est un « fait scientifique » et que le développement durable est « un choix politique ». Selon la géographe, dont « les travaux s’inscrivent dans un projet d’intégration des didactiques dans une perspective élargie, qui ne se contente pas d’examiner la seule question des contenus, mais confronte ceux-ci à celle des valeurs, des finalités et des missions éducatives », il y a un décalage énorme entre les demandes fortes portées par le monde, les peuples et la demande onusienne qui elle est axée sur les individus. « La demande institutionnelle est une demande plutôt axée sur la responsabilité individuelle, comme trier des déchets, plutôt que sur les grands enjeux socio-économiques », estime-t-elle. « Ce décalage se retrouve dans tous les pays, aussi bien au niveau des enseignant·es que des dispositifs mis en place. Les professeur·es sont très créatifs, car ils ont des valeurs en décalage avec la demande institutionnelle. Ils adaptent, contournent les injonctions en mettant en place des dispositifs très différents. Ils résistent à l’injonction internationale – comme au Burkina où ils veulent mettre en place leurs savoirs traditionnels ».
Angéla Barthes donne l’exemple des professeurs de lycées agricoles en France qui « développent une forme de résistance, avec une éducation forte aux enjeux environnementaux alors que la demande institutionnelle est plutôt faible ». «En France, on demande de trier des déchets, mais ça ne règle pas les problèmes de réchauffement climatique… Si on s’arrête là, c’est très frustrant. L’une des solutions est de voir qu’il y a d’autres référentiels possibles. Ces référentiels peuvent être de plusieurs ordres : les mobilisations pour le climat, voir ce qui se fait dans d’autres pays… Il s’agit de remettre en perspective ce qui est demandé, avec un panel de possibles. C’est fondamental que les enseignants et enseignantes s’offrent cette liberté ».
Dans l’enseignement agricole, on note une évolution constante des curriculums selon la chercheuse. « Le curriculum est un lieu de bataille entre plusieurs voix qui s’opèrent. Dans l’enseignement agricole en ce moment, la bataille est sur l’insertion dans les programmes de la transition agroécologique. Mais il existe deux types d’agroécologie. L’une paysanne, inscrite dans le territoire, avec des solutions locales, qui peut être intensive et viable économiquement. Et l’agroécologie techniciste, solutionniste, qui ne s’appuie que sur l’innovation et qui accepte les produits phytosanitaires. Dans l’enseignement agricole, le curriculum est le lieu de résistance de cette grosse bataille. Du fait de relations avec les territoires, avec le local, le curriculaire est moins descendant, il s’inscrit dans la réalité des territoires ».
En dépit d’injonctions internationales, il y a des épistémologies différentes qui se mettent en place. Dans certains pays, les marges de manœuvre sont assez importantes, comme au Brésil héritier de Paolo Freire. Dans d’autres, elles sont très faibles comme en Iran.
« Il y a une volonté globale de redonner à l’éducation son rôle plein de démocratisation, son rôle de remobilisation des pratiques collectives de résistance et la possibilité de renouer avec un imaginaire démocratique », poursuit la géographe qui estime que les enseignant·es ne peuvent se contenter de ce qu’on leur demande de faire.
Changer de paradigme
Pour les deux chercheurs, l’heure est grave. « On est dans l’urgence. L’éducation à l’environnement est une urgence », s’inquiète Jean-Marc Lange. « Certains acteurs et actrices internationaux ont cru qu’il était possible d’avoir deux fois plus de croissance et deux fois moins d’impact sur l’environnement. Aujourd’hui, plus personne n’y croit. Les problèmes deviennent tellement visibles ».
« Nous sommes face à changement de paradigme », affirme Angela Barthes. « On doit dépasser le paradigme d’empilement des connaissances et des savoirs pour aller vers une compréhension du changement pour mener une action politique. C’est vrai en matière d’environnement, mais c’est plus général ». « On ne peut plus se contenter de la forme scolaire actuelle pour traiter de ces enjeux planétaires et de leur insertion dans l’école ». « L’internationalisation des curricula qui prône l’approche par compétences porte des valeurs spécifiques et est dans une dynamique de préparation des enfants au marché de l’emploi », ajoute-t-elle. « Nous, ceux qui portent un imaginaire collectif démocratique, portons un autre projet. Un projet où les élèves sont pensés, évalués, en termes de capabilités d’Amartya Sen, de rapports aux savoirs de Bernard Charlot ou de dispositions de Bernard Lahire ».
Éduquer à l’environnement va donc bien au-delà d’une simple éducation à…, une éducation au tri des déchets, à la limitation de l’usage de l’eau… Éduquer à l’environnement, c’est penser un autre monde, un monde « qui donne la priorité absolue aux besoins des personnes les plus pauvres ». Une conception déjà bien comprise et appréhendée en Corée du Sud, où les cours sont orientés vers « une nouvelle civilisation écologique terrestre » ou en Amérique latine, où l’on enseigne le Vivre bien.
On voit bien là la portée politique de cet enseignement. « Il ne faut pas abandonner l’idée de transformation des sociétés grâce à l’éducation », conclut Angela Barthes. Une phrase à méditer…
Lilia Ben Hamouda